L’odyssé

Dans L’Odyssée, Ulysse s’enfonce au fur et à mesure de son voyage de retour dans des contrées étranges, peuplées d’êtres dangereux et inquiétants. A côté des morts de l’Hadès, de la sorcière Circé, de la nymphe Calypso, figurent en bonne place au rang des obstacles qui s’opposent à Ulysse un certain nombre de monstres, qu’Homère décrit en déployant les talents de son imagination fertile. Quelrôle l’évocation des monstres joue-t-elle alors dans le texte ? Au-delà de leur fonction descriptive, en quoi ces créatures servent-elles de faire valoir à l’homme grec qu’est Ulysse, et de repoussoir pour le lecteur ou l’auditeur de l’épopée ?

Les monstres ont tout d’abord une fonction narrative certaine.
Leur évocation laisse tout d’abord la place à des descriptions inventives, plaisantes pourle lecteur, et qui constituent autant de pause par rapport au déroulement de l’action. A partir de ces descriptions, une définition du monstre se dessine, qui explique pourquoi ils sont objets d’effroi pour les grecs. Les monstres dépassent la mesure. Ce sont des géants, comme Polyphème. L’univers du Cyclope est marqué par ce gigantisme surnaturel : de sa taille (sa tête est comme « un sommetboisé / d’une haute montagne apparue à l’écart », à sa nourriture (qu’il laisse tomber « avec fracas »), au rocher qui bloque l’entrée de son antre (« un lourd bloc abrupt »). Son caractère même est excessif : sa « rage passe les bornes ». Il souffre de cette hybris, de cette démesure que les grecs reconnaissent comme un défaut majeur. Le monstre est également difforme, comme ce cyclope qui n’a qu’unœil. C’est un humain inachevé. Scylla est décrite également avec soin. Là aussi, elle est démesurée par rapport à la normale, avec ses douze pattes et ses six cous. Elle rappelle, dans l’imaginaire légendaire, Cerbère ou l’Hydre de l’Herne. Si le Cyclope frôle l’humanité, elle, voisine avec l’animal. Le monstre manque alors d’harmonie, comme les Sirènes, à mi-chemin entre femmes et oiseaux selon lareprésentation traditionnelle. Ces dernières font d’autant plus peur que leur apparence est charmante : une « belle voix » qui cache une « mort noire ».
Ces monstres constituent un moteur de l’action. Ils sont plus nombreux à mesure qu’Ulysse s’éloigne du cap Malée et se dirige vers l’ouest, point cardinal de tous les dangers. Les Cicones restent des humains, Charybde et Scylla sont le prototypede ces créatures qui s’éloignent largement de la nature du lecteur. Le combat contre les monstres constitue autant de péripéties pour Ulysse. Il permet de définir l’épique léger, qui est une des tonalités maîtresses de l’Odyssée. Ulysse est courageux car il enfonce un pieu dans l’œil du Cyclope et est prêt à en découdre avec Charybde. L’épique n’est jamais tout à fait pur cependant : le Cyclopedort quand Ulysse l’agresse ; le combat est par la suite évité et, quand Ulysse veut enfin le provoquer, c’est la cible qui se dérobe, comme Scylla qui engloutit les compagnons d’Ulysse sans se soucier du héros à la proue du navire. Certains des épisodes provoquent des conséquences importantes pour le reste de la narration : le défi d’Ulysse à Polyphème explique l’ire du père du second, Poséidon,et le naufrage du premier après son séjour en Ogygie.

Les monstres servent à la fois à introduire des pauses descriptives et à faire avancer le récit. Ils sont surtout là cependant pour leur rôle symbolique : les monstres, c’est tout ce que la civilisation grecque refuse, et dont Ulysse va se détacher.
Ulysse, quand il aborde la Phéacie, s’interroge : « vais-je trouver des brutes, dessauvages sans justice, / ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux ? ». On voit déjà une ligne de démarcation nette entre le monstre et l’humain. Les Cyclopes, en particulier, sont comme un négatif de la civilisation grecque. Leur île est inculte et, même si elle est fertile, la terre n’est pas travaillée et est mal exploitée. Cette absence de culture est aussi celle des habitants, qui ne…