Le sens d’une oeuvre d’art peut-il échapper à son créateur ?

Introduction
Nous sommes habitués à penser que le sens d’une oeuvre d’art est soumis
à la diversité et à la relativité des jugements de goût. Cette thèse peut se réclamer d’un constat historique. L’âge classique méprisait les cathédrales
gothiques dont le romantisme fit l’éloge. Pour autant, les romantiques ne se
sentirent pas tenus d’obéir aux dogmes de l’Église catholique. N’est-ce pas
lapreuve que la signification est indépendante de la destination initiale de
l’oeuvre ? Le créateur a beau être animé par certaines intentions, le fruit de
son travail lui échappe puisqu’il entre dans le jeu sans fin des interprétations.
Cette thèse est-elle cependant si évidente ? Une intention créatrice
peut-elle disparaître alors qu’elle s’est matérialisée dans une oeuvre qui
nous touche ?Pouvons-nous être émus sans avoir de points communs
avec ce qui nous émeut ? L’éclaircissement de cette difficulté demande un
examen du concept d’interprétation.

1. La signification
A. Singularité de l’oeuvre d’art
Une oeuvre d’art est une réalité bien particulière. Elle bénéficie d’un prestige
certain parmi l’ensemble des fruits de l’activité humaine. On la distingue
notamment du produitde la technique au nom de sa valeur unique. Un appareil
ménager rend des services très appréciables, mais il est remplaçable sans
difficulté. Sa fonction utilitaire le destine d’ailleurs à s’user, donc à être
changé. Une oeuvre d’art, à l’inverse, est conservée avec soin afin d’être
offerte à l’admiration des générations. Cette attitude prouve que nous la créditons
du pouvoir de défier lepassage du temps. Il apparaît alors qu’elle
possède la propriété étonnante d’être une source d’inspiration pour les générations
qui succéderont à celle de son créateur. La Joconde en est l’exemple
type. La fascination exercée par ce tableau ne se dément pas. Il fut l’objet
de parodies, mais les transgressions ne font que confirmer son pouvoir.
B. La naissance du sens
Ce constat banal nousconduit à une question complexe. Comment naît le
sens que nous donnons aux choses ? Reportons-nous au cas du langage
verbal. Un mot par lui-même ne signifie rien. La signification provient d’un
rapport entre les termes, codifié par la syntaxe de la langue. Nous obtenons
la définition d’un mot grâce à d’autres vocables. La situation de l’art n’est
pas différente. Tant que l’artiste n’a pas créé,nous ne pouvons comprendre
ses intentions. Il s’adresse à nous par la médiation de son oeuvre, et celle-ci
s’anime au contact de son public. « Le sens de ce que va dire l’artiste n’est
nulle part, ni dans les choses qui ne font pas encore sens, ni en lui-même,
dans sa vie informulée », écrit Merleau-Ponty dans Le Doute de Cézanne. Le
sens n’est pas une chose fixe, mais la concrétisation d’unprocessus issu
d’une rencontre entre une oeuvre et un auditoire dont la nature change selon
les époques.

Cela permet de comprendre l’existence d’une diversité de significations
possibles pour une même oeuvre. Approfondissons ce point afin d’apporter
une première réponse.
2. La vie du sens
A. La métamorphose
Les réflexions d’André Malraux sont centrées autour du concept de métamorphosedans lequel il voit la vérité de l’oeuvre d’art. Il s’étonne de la
résistance que certaines réalisations opposent au passage du temps. Nous
savons bien que les civilisations sont mortelles. Même les empires les plus
puissants se sont désagrégés. Cela ne signifie pas que le passé n’a plus de
sens pour nous. La science historienne se charge de dater, d’ordonner ces
témoignages selon lachronologie. Nous pouvons connaître des faits, les
ordonner de manière intelligible, mais la connaissance ne les ressuscite pas.
L’époque étudiée est bel et bien révolue. C’est pourquoi Malraux estime
qu’une oeuvre d’art est ce qui conserve une présence par-delà le passage
des siècles. Monna Lisa est morte mais La Joconde continue de fasciner.
Elle ne sollicite pas seulement notre intelligence, mais…