Y a-t-il une psychologie morale freudienne?

Y a-t-il une psychologie morale freudienne?

(paru dans la mongraphie La vie morale de la Revue internationale de psychopathologie)

Mots-clés: Freud, psychologie morale, philosophie de l’esprit, psychopathologie, Surmoi.

Résumé: Au lieu d’une psychologie morale, on a plutôt l’habitude de voir dans l’œuvre de Freud une psychopathologie de la morale. En démontrant que cette vision reposesur divers présupposés naturalistes que la philosophie de l’esprit contemporaine permet de critiquer, une nouvelle vision de la psychanalyse émerge, qui fait une place à l’intentionnalité éthique, et qui fournit un matériel stimulant à la psychologie comme à la philosophie de la morale. Le concept de Surmoi et ses incidence psychopathologique sont au centre du débat.

Summary: It is rathercustomary to see in Freud’s work a psychopathology of morals, and not a moral psychology. It is argued that this vision relies upon various naturalistic prejudices which contemporary philosophy of mind is in a position to criticize. A new understanding of psycho-analysis then emerges which makes room for ethical intentionality. It provides stimulating data for both moral philosophy and psychology. Theconcept of super-ego and its psychopathological sequels stand at the center of the discussion.

La psychologie morale est une de ces disciplines mi-chair mi-poisson, que beaucoup de philosophes ont longtemps regardé avec le dédain qui sied devant une démarche qui, loin des purs concepts de l’éthique, s’intéresse à leur fonctionnement chez des hommes existants. Exemplaire d’un tel état d’esprit,le fameux « Tu dois, donc tu peux » kantien semble ainsi interdire a priori le développement d’une psychologie morale riche, ou du moins un peu plus que descriptive, puisque l’obligation morale cesserait d’être morale si l’on tenait compte de facteurs empiriques causalement efficaces, qui en limiteraient la portée en la soumettant, si peu que ce soit, à des conditions naturelles. Il faut beaucoup derecul à l’égard du kantisme, un souci pour les problèmes de l’éducation, ou pour l’acquisition des vertus, pour faire passer le philosophe moral d’une franche hostilité à une neutralité plus sereine. Son succès auprès des psychologues n’est pas plus assuré: elle occupe la position complémentaire d’une psychologie génétique extrêmement spéculative (il existerait des « stades moraux » révélantl’acquisition depuis l’enfance des notions-clés de l’éthique, ainsi que la maîtrise progressive de leur application). Son corpus s’est résumé des décennies durant aux œuvres de Piaget (Piaget 1932, 1965), puis de Kohlberg (Kohlberg, 1981, 1984) ainsi qu’à la masse inextricable d’objections et de contre-objections qu’elles ont suscitées ¾ surtout la seconde, d’ailleurs (Kohlberg, Levine & Hewer 1985;Modgil, 1986). Les biais méthodologiques qui surgissent dès qu’on tente d’obtenir des résultats non triviaux ¾ par exemple à la question en vogue: les hommes et les femmes sont-ils pareillement moraux? (Gilligan, 1982) ¾ et ni culturellement ni socialement déterminés, font aujourd’hui encore l’objet de disputes féroces (Flanagan, 1991).

Il est pourtant difficile de se passer de psychologie morale,la rigueur conceptuelle de l’éthique n’excluant pas l’élucidation, par ailleurs, de ses conditions psychologiques (ceci pour le philosophe), et (cela pour le psychologue) aucune théorie plausible de l’acquisition des éléments de la personnalité, quelque conception qu’on s’en fasse, ne pouvant s’arrêter au seuil fatidique de l’assomption par l’individu des règles de la morale. Touchant le premierpoint, une idée simple l’étaie: quoi qu’on pense du refus kantien de la psychologie (qui est davantage un refus de l’introspection), sa doctrine pratique fait appel au moins à un sentiment moral, et en apparence à un seul, le « respect » pour la loi morale. Mais tout « négatif » qu’il soit, puisque c’est plutôt un sentiment d’humiliation de mes penchant par la simple représentation du devoir, il…