Transaction et revendication

Entre syndicats et directions : la transaction revendicative (dans une grande entreprise sidérurgique, 1950-80)

Souvent pointée du doigt, la faible capacité de négociation du syndicalisme français est fréquemment rendue responsable de sa crise. Pour les uns, l’opposition systématique est un fait de classe, culturel et identificatoire, auquel ne peut échapper le syndicaliste, et d’autant moinsqu’il s’inscrit dans la concurrence entre plusieurs organisations. Logé jusque dans le style discursif du militant, ce ressort d’agressivité le rend inaudible de ses interlocuteurs patronaux – c’est le « discours d’assemblée perverti » (LÜDI, 1987), remis au goût du jour sous de nouvelles formes, et dont le retournement des signes au profit de l’identification collective ne porte pas moins laconséquence d’un enfermement politique et social. Pour d’autres observateurs, c’est au contraire l’institutionnalisation du syndicat qui est en cause, fragilisant la relation syndicale au travail et aux travailleurs. Sous le vocabulaire sociologique, la thèse de l’embourgeoisement n’est pas loin, et la silhouette du syndicaliste comme « ouvrier cossu » qui se paie de mots, caricaturé par Zola.Affirmation ouvriériste de soi, ou institutionnalisation et perte des repères ouvriers, ces deux thèses se rejoignent en fait dans la dénonciation de l’inauthenticité de la médiation syndicale : comme la littérature étourdissait les jacobins selon Taine, le goût immodéré des généralités politiques aurait vidé le syndicalisme français de sa substance, l’empêchant d’investir les rapports concrets de travailet l’écartant de la gestion des conditions réelles à l’œuvre dans l’entreprise, pour finalement l’éloigner du salarié. Fort développée sur les mécanismes endogènes de cette dégradation de l’implantation syndicale, l’analyse est moins diserte quant aux attitudes patronales, comme si les organisations ouvrières étaient les acteurs uniques des relations industrielles. Au contraire, nous tenteronsici de restaurer « l’étroite parenté entre les formes de contestations populaires et les façons de procéder habituelles des administrateurs » (TILLY 1986, p 163), qui ne relève pas seulement de l’appartenance culturelle et historique à un même « répertoire de l’action collective », mais d’une construction interactionnelle comprise dans le champ d’une transaction.

C’est René Boudot qui m’a faitdécouvrir les comptes-rendus de réunions de délégués du personnel (ou « DP »). Militant chrétien et syndicaliste de Longwy, disparu en 1990, René Boudot en conservait de grosses fardes dans son grenier-bibliothèque ; entre autres archives qu’il accumulait avec beaucoup de soin, il tenait en grande estime ces comptes-rendus collectés auprès de délégués des différents établissements sidérurgiques desenvirons. On y trouvait selon lui des échos de « la vie réelle de l’usine » (MOINE 1997, p 224) ; et lui qui attachait autant de prix aux solidarités ouvrières qu’à la compétence des militants, éprouvait de la satisfaction à montrer que ses camarades savaient s’éloigner du style prophétique pour porter en réunion jusqu’aux demandes les plus humbles ou les plus techniques. Pour en juger, nousdisposerons des questions posées par les délégués et des réponses que leur apportait la direction d’Usinor Longwy[1] (usines de Senelle et de Mont-Saint-Martin, fusionnées en Lorraine Escaut à partir de 1953). Pour concentrer l’observation sur les modalités de construction des revendications, et leur évolution, nous choisirons dans ce matériau les deux périodes extrêmes : dans une série continue presquecomplète qui couvre les années 69 à 80, les revendications des années 76-77 (379 revendications dont 93 pour le seul service Transports-Manutention) se trouvent à l’écart des conflits chauds ; quant aux années 1948-52, elles permettent de tenir compte des documents les plus anciens – six cahiers (348 revendications concernant le seul service TM), indubitablement parmi les premiers par…