Candide

Candide, a perdu sa bien-aimée Cunégonde, qu’il croit morte. Il la retrouve pourtant et elle lui raconte son histoire.

J’étais dans mon lit et je dormais profondément, quandil plut au ciel d’envoyer les Bulgares dans notre beau château de Thunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare,haut de six pieds, voyant qu’à ce spectacle j’avais perdu connaissance, se mit à me violer; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me débattis, je mordis,j’égratignai, je voulais arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le château de mon père était une chose d’usage: le brutal me donna un coup decouteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. Hélas! j’espère bien la voir, dit le naïf Candide. Vous la verrez, dit Cunégonde; mais continuons. Continuez, ditCandide.
Elle reprit ainsi le fil de son histoire: Un capitaine bulgare entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas. Le capitaine se mit en colère du peu derespect que lui témoignait, ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m’emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de chemisesqu’il avait, je faisais sa cuisine; il me trouvait fort jolie, il faut l’avouer; et je ne nierai pas qu’il ne fût très bien fait, et qu’il n’eût la peau blanche et douce;d’ailleurs peu d’esprit, peu de philosophie: on voyait bien qu’il n’avait pas été élevé par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et s’étant dégoûtéde moi, il me vendit à un Juif nommé don Issachar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnément les femmes.
Candide, Voltaire, Chapitre 8, 1759.