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Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 157-171. ©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000 Ce document peut être reproduit librement, à condition d’en mentionner la source.

MONTAIGNE*
(1533-1592)
Gérard Wormser1
« [a]…et comme nous voyons que les femmesproduisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesoigner d’une autre semence : ainsi en est-il des esprits. Si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et 1 contraigne, ils se jettent dereiglez, par-cy par-là, dans le vague champ des imaginations »** « [b] J’aymes ces mots, qui amollissent et moderent latemerité de nos propositions : A l’avanture, Aucunement, Quelque, On dict, Je pense, et semblables. Et si j’eusse eu à dresser des enfans, je leur eusse tant mis en la bouche cette façon de respondre, [c] enquesteuse, non resolutive : [b] « Qu’est ce à dire ? Je ne l’entens pas, Il pourraist estre, Est-il vray ? » qu’ils eussent plustost gardé la forme d’apprentis à soixante ans que de representerdes docteurs à dix ans comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance, il faut la confesser. [c] Iris est fille de Thaumantis. L’admiration est fondement de toute philosophie, l’inquisition le progrez, l’ignorance le bout. [b] Voire deja il y a quelque ignorance forte et genereuse qui ne doit rien en honneur et en courage à la science, [c] ignorance 2 pour laquelle concevoir il n’y a pas moins descience que pour concevoir la science. »

Situation de Montaigne
Mort un siècle après le premier voyage transatlantique de Christophe Colomb, Michel de Montaigne vécut dans une période où l’identité européenne était profondément bouleversée par les dynamiques à l’œuvre dans de multiples domaines. Ne s’identifiant déjà plus à la seule Chrétienté, l’Europe opérait une rupture radicale avecl’ensemble des références qui avaient orienté son développement des siècles durant. La preuve la plus manifeste pourrait en être fournie par le morcellement des espaces linguistiques au sein desquels se développait la culture. Si le XVIe siècle voit se poursuivre encore la production d’œuvre s littéraires et scientifiques en latin, les littératures nationales sont partout constituées et les plus grandschefs-d’œuvre sont désormais écrits dans les idiomes locaux. Les Essais illustrent particulièrement la bigarrure culturelle de l’Europe renaissante : la prose de Montaigne est entrelardée de citations latines – elles-mêmes souvent traduites du grec -, mais aussi bien pétrie d’expressions puisées dans un fonds plus populaire, cette variété exprimant tout à la fois la convergence de multiplesexpériences en une philosophie de l’existence nourrie d’un vif souci comparatiste, et l’inadéquation des jugements dogmatiques à la plupart des situations vécues.

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Titre originel de l’auteur : « Montaigne éducateur et l’invention phénoménologique » (LR). Les lecteurs peu familiers avec la langue française du XVIème siècle peuvent lire les citations des Essais dans l’édition en français modernequ’en a établie Claude Pinganaud, Paris, Editions Arléa, 1992 (LR).

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Il était dès lors inévitable que les interprétations suscitées par son œuvre oscillassent entre la formulation d’une « sagesse » faite de tolérance et d’humanité en même temps que de l’affirmation de la valeur absolue de la culture littéraire classique d’une part, et, d’autre part, celle d’un scepticisme mélancolique etdésabusé qu’aurait nourri tant l’expérience des conflits religieux que la connaissance socratique de l’impossibilité de faire de la vertu la règle de vie des collectivités organisées. Entre ces deux visions, un terrain d’entente subsistait, devenu depuis l’opinion reçue : contemporain de l’invention (bourgeoise) de l’individu et de l’approfondissement littéraire des replis de la subjectivité,…