Guy de maupassant
Guy de Maupassant – Pierre et Jean
Le roman
Je veux m’occuper du Roman en général.
« Le plus grand défaut de cette oeuvre, c’est qu’elle n’est pas un roman à proprement parler. » On pourrait répondre par le même argument: « Le plus grand défaut de l’écrivain qui me fait l’honneur de me juger, c’est qu’il n’est pas un critique. » Quels sont en effet les caractères essentiels du critique?Il faut que, sans parti pris, sans opinions préconçues, sans idées d’école, sans attaches avec aucune famille d’artistes, il comprenne, distingue et explique toutes les tendances les plus opposées, les tempéraments les plus contraires. Généralement ce critique entend par roman une aventure plus ou moins vraisemblable, arrangée à la façon d’une pièce de théâtre en trois actes dont le premiercontient l’exposition, le second l’action et le troisième le dénouement.
Il semble cependant que ces critiques savent d’une façon certaine, indubitable, ce qui constitue un roman et ce qui le distingue d’un autre qui n’en est pas un. Cela signifie que, sans être des producteurs, ils sont enrégimentés dans une école, et qu’ils rejettent, à la façon des romanciers eux-mêmes, toutes les oeuvresconçues en dehors de leur esthétique. Tous les écrivains, Victor Hugo comme M. Zola, ont réclamé avec persistance le droit absolu, de composer, c’est-à-dire d’imaginer ou d’observer, suivant leur conception personnelle de l’art. Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger. Or, le critique qui prétend définir le Roman suivant l’idéequ’il s’en fait d’après les romans qu’il aime luttera toujours contre un tempérament d’artiste apportant une manière nouvelle. Un critique, qui mériterait absolument ce nom, ne devrait être qu’un analyste sans tendances, sans préférences, sans passions, et, comme un expert en tableaux, n’apprécier que la valeur artiste de l’objet d’art qu’on lui soumet. Mais la plupart des critiques ne sont que deslecteurs, d’où il résulte qu’ils nous gourmandent presque toujours à faux ou qu’ils nous complimentent sans réserve et sans mesure.
Le lecteur, qui cherche uniquement dans un livre à satisfaire la tendance naturelle de son esprit, demande à l’écrivain de répondre à son goût prédominant, et il qualifie invariablement de remarquable ou de bien écrit l’ouvrage ou le passage qui plaît à sonimagination idéaliste, gaie, grivoise, triste, rêveuse ou positive.
Seuls, quelques esprits d’élite demandent à l’artiste:
« Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre tempérament. » Le critique ne doit apprécier le résultat que suivant la nature de l’effort; et il n’a pas le droit de se préoccuper des tendances. Contester le droit d’un écrivain defaire une oeuvre poétique ou une oeuvre réaliste, c’est vouloir le forcer à modifier son tempérament, récuser son originalité, ne pas lui permettre de se servir de l’oeil et de l’intelligence que la nature lui a donnés. Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou épiques, gracieuses ou sinistres, c’est lui reprocher de ne pas avoir une vision concordant avec la nôtre. Laissons-lelibre de comprendre, d’observer, de concevoir comme il lui plaira, pourvu qu’il soit un artiste. Il est évident que des écoles si différentes ont dû employer des procédés de composition absolument opposés.
Le romancier qui transforme la vérité brutale et déplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et séduisante, doit manipuler les événements à son gré, les préparer et les arrangerpour plaire au lecteur, l’émouvoir ou l’attendrir. Les incidents sont disposés et gradués vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un événement capital et décisif, satisfaisant toutes les curiosités éveillées au début et terminant si complètement l’histoire racontée qu’on ne désire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.
Le romancier,…