Le corps
L’image du corps dans Fin de partie
Dans le théâtre de Beckett, le corps est l’objet d’une attention extrême. Il est abordé comme un véritable matériau scénique, travaillé, sculpté, informé et déformé au même titre que les autres matériaux scéniques, l’espace, les objets, les costumes, la lumière, la parole. Les personnages présentent un corps souffrant, mutilé, morcelé, étranger à lui-même. Atravers ces corps, Beckett ne vise pas seulement l’image pathétique d’une humanité mourante, mais aussi l’exploration systématique de possibilités de jeu.
I] La représentation d’un corps pathétique
Le corps des personnages de Fin de partie est un corps mutilé et souffrant. Hamm est aveugle et paralytique ; Nagg et Nell sont immobilisés dans leur poubelle après un accident de tandem. Clov, lui,ne peut pas s’asseoir et a une « démarche raide et vacillante ». Les fonctions vitales, et en particulier sensorielles, sont régulièrement inspectées presque afin de vérifier que rien n’entrave leur mouvement d’épuisement : « Comment vont tes yeux ? – Mal. Comment vont tes jambes ? – Mal. »
Le corps est aussi asexué et infantilisé. Le sexe, « quelle importance ! » dit Clov à propos de l’enfantqu’il voit apparaître à la fin. L’enfant est donc asexué, de même que le chien, parce que le sexe se met à la fin et que la fin n’arrive pas. Les personnages ne sont plus en état de désirer. Nagg ne parvient plus à atteindre Nell pour « la bagatelle » et Clov éradique la puce qui lui gratte le pubis avec une forte dose d’insecticide, histoire que le coït se tienne coi. Le corps se réduit donc à sesfonctions infantiles : « faire pipi », manger « de la bouillie », sucer des « biscuits » ou des « dragées ».
Le corps, de façon microcosmique, participe du dérèglement du monde et du chaos qui entoure les personnages. Ainsi, Hamm déclare solennellement : « Il y a une goutte d’eau dans ma tête. Un cœur, un cœur dans ma tête. » Il assiste, impuissant, à cette déformation. Pour Clov aussi, le corpsparait déréglé : « J’ai mal aux jambes, c’est pas croyable. Je ne pourrai bientôt plus penser. » Le cœur est dans la tête, la tête est dans les jambes. Le corps des personnages est gagné par la désagrégation des choses : « Tu te crois un morceau ? » demande Hamm à Clov. « Mille », répond Clov. Le corps n’est plus pensé dans son unité, mais comme un assemblage de morceaux prêts à retourner à leurchaos premier. Le corps mutilé, souffrant, asexué, étrange, ouvre surtout à de nouvelles possibilités de jeu.
II] Le corps travaillé comme objet scénique
Le corps des personnages n’est pas entièrement visible. De Nagg et de Nell, on ne voit que la tête et le buste, et parfois les « moignons » accrochés aux rebords de la poubelle. Les yeux de Hamm, aveugles, se dérobent constamment à la vue duspectateur comme de Clov, qui n’a jamais osé soulever ses lunettes noires pour les contempler.
Les corps, dans Fin de partie, font l’objet d’un dévoilement. Clov, le seul personnage mobile et entièrement visible, a pour rôle de faire apparaitre ses partenaires, au sens fort du terme. C’est lui qui, dans sa longue pantomime du début, enlève les draps qui dérobaient à la vue du spectateur lespoubelles d’une part, le fauteuil de Hamm d’autre part. Mais l’apparition est encore retardée, car le drap ne recouvre qu’une surface derrière laquelle les personnages sont encore cachés : Nagg et Nell dans leur poubelle dont il faudra soulever le couvercle pour les voir apparaitre ; Hamm derrière un mouchoir, ce « vieux linge », miniature du drap qui lui recouvre le visage et à qui il s’adresse à lafin, comme à son ultime compagnon. On voit bien là que Beckett traite le corps de ses personnages comme des objets, des meubles, qui disparaissent derrière des draps. Pour le spectateur, les corps cachés derrière ces voiles ne sont autres que des meubles occupant une scène qui, autrement, serait vide.
Le corps n’est pas seulement fragmenté dans sa visibilité, rejeté dans l’ombre, recouvert ou…