Les croix de bois
BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL ÉPREUVE DE FRANÇAIS
SESSION SPECIALE – FEVRIER 2000
Texte 1 R. Dorgelès, Les Croix de bois
Texte 2 L. Aragon, Le Roman inachevé
TEXTE 1
Dans Les Croix de bois,Roland Dorgelès raconte la guerre de 1914-1918 telle que la vit un soldat sans grade. Lors des crues de l’automne, le narrateur traverse une région inondée où se sont déroulés, quelques moisauparavant, les premiers combats de la guerre.
Dans l’eau verdâtre, qui frissonnait à peine, les hauts peupliers plongeaient jusqu’à leur
cime, comme s’ils avaient encore cherché du ciel dans l’eautranquille. Une grosse péniche
dormait près de la berge, couchée sur le côté. Ses planches arrachées laissaient voir la cale
vide, entre ses enormes côtes de bois, et l’on se demandait commentcette carcasse de baleine
était venue s’échouer si loin.
La rivière froufroutait, en se brisant sur les bateaux du pont. C’étaient de ces petites
barques, vertes ou noires, de pêcheurs, qu’onmène d’une rame indolente, les beaux dimanches
d’été. A l’avant de la plus fraîche, peinte en blanc, on lisait un nom : «Lucienne Brémont.
Roucy.1» Un éclat d’obus l’avait blessée au côté.
Tout lelong de la berge, des croix de bois, grêles et nues, faites de planches ou de
branches croisées, regardaient l’eau couler. On en voyait partout, et jusque dans la plaine
inondée, où les képisrouges2 flottaient, comme d’étranges nénuphars.
Avec la crue, les croix devaient s’en aller, au fil de l’eau grise, pour accoster on ne sait
où, près d’un enfant qui épellerait sur le plancherongée : «… infanterie…pour la France…» et
s’en ferait un sabre de bois. On eût dit que ces morts fuyaient leurs tombes oubliées, et la file
infinie des autres morts les regardait partir,leurs croix si rapprochées qu’elles semblaient se
donner la main.
Roland Dorgelès, Les Croix de bois, 1818.
1 nom donné au bateau.
2 les képis rouges sont ceux des soldats enterrés à cet…