L’idéodologie comme figure paradoxale du monde
L’idéologie comme figure paradoxale du monde :
Ainsi, privées de monde ou de tradition, arrachées à leur moi, la masse des individus atomisés et isolés perdait toute forme d’intérêt et de conviction, et se trouvait ancrée dans une sorte de désintéressement que l’idéologie totalitaire allait bientôt compenser, sans la réduire. Un mépris généralisé pour soi et pour le monde, pour la vie et lamort, allait cultiver bientôt les apparences, trompeuses, ici encore, d’une forme d’idéalisme et de loyauté. C’est cet « idéalisme » troublant, directement branché sur le crime de masse, qu’exposait et exigeait Himmler aux S.S, à travers les larges couches où il recrutait, en proclamant qu’ils ne s’intéressaient pas « aux problèmes quotidiens mais seulement aux questions idéologiques qui importerontpour des décennies et des siècles, si bien que l’homme …sait qu’il travaille à une grande tâche, telle qu’il n’en apparaît que tous les 2000 ans. » Arendt souligne à maintes reprises que si les masses ont constitué l’appui et le fondement le plus évident des régimes totalitaires, c’est sur un mode totalement inédit qui exclut tout ce que suppose ordinairement l’idée d’une adhésion volontaire etintéressée à une doctrine, un parti, une cause et principalement la conviction. Ce qui explique à la fin de la guerre l’oubli massif et rapide qui succéda paradoxalement au soutien sans réserves octroyé quelques mois avant. Le ressort psychologique sur lequel jouent les régimes totalitaires pour mettre en mouvement les masses n’est pas même celui de la conviction forcenée et illusionnée, ce quisupposerait encore de la part des individus une possibilité d’adhérer ou de ne pas adhérer. Pas plus que le nazisme n’est le produit, même terminal, d’aucune tradition, l’idéologie de la race ou celle de la lutte des classes ne se sont appuyées dans les masses sur ce qu’on nomme ordinairement conviction. Bien plutôt faut-il penser selon Arendt qu’elles consistaient à détruire en l’homme la capacitéd’en former aucune. Ceci laisse percevoir par la même occasion la redéfinition radicale à laquelle se voient soumises, dans les régimes totalitaires, les notions d’idéologie et de terreur, selon Arendt.
L’idéologie est en effet, après la désolation, la deuxième figure de ce principe d’action qui définit comme le pensait Montesquieu tout régime politique : elle vient remplir le vide de conviction etd’intérêt laissé par l’expérience massive de la désolation. Ici encore, Arendt adopte un angle de vue déroutant. L’idéologie est bien en effet la seule forme de pensée qui subsiste après la perte du monde et du vivre ensemble : elle est la pensée de l’individu livré à
3 INRP. Mémoire et Histoire. 2002. lui-même, de l’esprit coupé du sens commun et de la pluralité des perspectives sur le mondequ’organisait celui-ci. Désormais, la cohérence logique est le régime essentiel de son fonctionnement. D’autre part et surtout, cette cohérence logique vient de ce que l’esprit, parce qu’il n’est plus limité et astreint à un monde commun, est volonté pure qui décrète ce qui est et ordonne au réel. Ce n’est plus le réel qui commande à un esprit venu se régler sur lui pour penser, c’est l’esprit quidécrète le réel. Le vrai est ainsi le pur produit d’une volonté : celle du guide. Dans ces conditions déclare Arendt, il n’est nul besoin de la démonstration préalable de l’infériorité des juifs pour que puisse être réalisé dans un deuxième temps le meurtre des juifs. Mais l’affirmation « tous les juifs sont inférieurs » veut immédiatement dire « il faut tuer tous les juifs ». De même quel’affirmation selon laquelle seul Moscou a un métro veut immédiatement dire qu’il faut détruire tous les autres métros dans le monde. Ceci va conduire Arendt à reprendre tout autrement l’analyse étymologique du terme d’idéologie, et à voir en elle tout autre chose qu’une forme de pensée, fut-elle déclarée figée, absurde ou dangereuse. Elle nous invite une fois de plus à dépasser la version naïve et…