Liguidi-malgam

Nous étions, après notre troisième panne, aux portes de Tenkodogo, à Liguidi-Malgam. Le pont, tout neuf, pouvait mieux que nous supporter et nous laisser passer. Mais, pour se venger, sans doute, d’avoir été tant de fois obligé de braquer le volant de son pick-up à travers les ravinements des remblais en banco, Aloys-le-Chauffeur nous avait arrêtés devant le campement de Liguidi-Malgam.
Ce nomde village m’avait plu ou mieux m’avait pénétré comme certains mots vous saisissent, par leur résonance, leur musique. Quand j’en sus la traduction « l’argent m’arrange », j’en conclus, tout de suite, pour moi seul, que le village devait être de vieille, de très vieille, de plus que vieille fondation, d’avant que les cauris, apportés des bords de la Grande Mer par les premiers marchands d’esclaves,ne fussent dans le pays. Les cauris, monnaie de coquillage détrônée par les pièces de billon, que remplaçaient, de plus en plus, les billets, de moindre valeur aux yeux de tous ceux et de toutes celles qui avaient n’importe quoi à vendre sur les marchés.
Comme je le faisais très souvent – ou plutôt ne le faisais pas je n’avais pas prévenu le Commandant de Cercle de l’heure de mon arrivée.D’autant que je savais que je pouvais ne pas débarquer quand c’était prévu.
Deux mois avant cette tournée, j’avais été jusqu’en Gold-Coast et jusqu’à la pointe septentrionale du Togo, et j’avais pris exactement cent cinquante-sept déviations entre Ouaga et Dapango. C’est dire que les ponts coupés, dont il ne restait que les squelettes en pieux fourchus, n’étaient pas des obstacles à une marcherégulière qui vous permettait d’arriver chez les gens à des heures honnêtes.
Bref, ce n’étaient pas les ponts coupés (depuis longtemps) ni les marigots à sec comme des gosiers de nabas (depuis plus de trois lunes) qui nous avaient retardés et retenus. Mais de simples crevaisons. La première, dont il me souvient comme de tout ce qui ne m’arriva jamais de néfaste et qui aurait pu l’être, m’avait laissé assezde temps, pendant que chauffeur, apprenti et cuisinier réparaient, de me fourvoyer, à travers les hautes herbes, dans une chambre-de-lions, à quelque deux cents pas de la route Ouaga-Niamey. La chambre était vide, mais encore chaude et puante de l’urine des fauves et des reliefs de charogne.
Nous nous étions donc arrêtés à Liguidi-Malgam.
Et je me disais : tant pis pour les boules! Tant pispour la manille! Le Bon-Père n’aura pas ses briques. Car le Père Blanc de la Mission jouait aux cartes et réglait, en guise d’enjeu, avec des litres de vin de messe contre des briques pour ses bâtiments. Et tout le monde, à Tenkodogo en ce temps-là, jouait aux boules, du gros médecin au petit douanier. Et je pensais aussi : tant pis pour la maîtresse de maison, qui, à cette heure-là, s’affairait à lacuisine.
Car, j’avais eu beau ne pas avoir annonce mon départ ni surtout mon arrivée, tout le pays devait être déjà au courant; j’avais eu non seulement un catéchiste à déposer quelque part en route, mais encore deux sacs de farine pour une mission perdue dans la brousse. Et en pays d’entreVoltas, bons-pères et bonnes-soeurs étaient plus renseignés que vous-même sur vos décisions et même sur vosactes pour peu que vous en manifestiez quelque intention.
Tout le monde – ou presque – devait déjà savoir que nous étions partis vers l’est et puis vers le sud. Quant à l’arrivée, entre ceux que l’on déposait en chemin et ceux que l’on ramassait en route, il y avait les pannes, les arrêts sans raisons apparemment valables…
Je décidai donc moi aussi : tant pis pour le commandant, tant pis pourle Bon-Père et la manille. Tant pis surtout pour la maîtresse de maison et son bon repas. Puisque Monsieur Aloys-le-Chauffeur en avait décidé ainsi.

Et je n’eus pas à regretter cette veillée sur la route du sud à Liguidi-Malgam.
Car Aloys-le-Chauffeur n’avait pas été le seul à décider. Bamoye-l’infirmier était aussi, ce soir-là, à Liguidi-Malgam et tout fier de son tableau de chasse, qui…