Nathalie sarraute
Nathalie Sarraute,
Tropismes (1939)
« … deviendra grand, mais oui, le temps passe vite, ah, c’est une fois passé vingt ans que les années se mettent à courir plus vite, n’est-ce pas ? Eux aussitrouvaient cela ? et elle se tenait devant eux dans son ensemble noir qui allait avec tout, et puis, le noir, c’est bien vrai, fait toujours habillé… elle se tenait assise, les mains croisées surson sac assorti, souriante, hochant la tête, apitoyée, oui, bien sûr, elle avait entendu raconter, elle savait comme l’agonie de leur grand-mère avait duré, c’est qu’elle était si forte, pensez donc,ils n’étaient pas comme nous, elle avait conservé toutes ses dents à son âge… Et Madeleine ? Son mari… Ah, les hommes, s’ils pouvaient mettre au monde des enfants, ils n’en auraient qu’un seul,bien sûr, ils ne recommenceraient pas deux fois, sa mère, la pauvre femme, le répétait toujours — Oh ! oh ! les pères, les fils, les mères ! — l’aînée était une fille, eux qui avaient voulu avoir un filsd’abord, non, non, c’était trop tôt, elle n’allait pas se lever déjà, partir, elle n’allait pas se séparer d’eux, elle allait rester là, près d’eux, tout près, le plus près possible, bien sûr, ellecomprenait, c’est si gentil, un frère aîné, elle hochait la tête, elle souriait, oh, pas elle la première, oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle,elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant lesparois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuilde leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs…