Rébellion contre l’héritage des poètes ?

L’héritage des poètes précédents est parfois constitué de normes contraignantes dont il est intéressant pour le poète novateur de s’éloigner afin de jouir d’une plus grande liberté de création. Parfois, la poésie a tendu à rejeter les cadres formels imposés. Nous verrons, sans être exhaustif, que cette rébellion s’est manifestée sous diverses formes. Ainsi, certains poètes ont utilisés la formedu sonnet en modifiant le schéma traditionnel des rimes. C’est dans cette optique que Verlaine joue sur les rimes dans le sonnet « Nevermore » des Poèmes Saturniens datant de 1866. Dans ce poème empreint de mélancolie et sensualité, Verlaine évoque un amour disparu, celui d’Elisa sur un mode que l’on peut qualifier d’impressionniste. Différemment, la poésie en prose permet au poète de se libérer descontraintes de la versification. Dans le poème « Un Rêve » extrait de Gaspard de la nuit, Aloysius Bertrand relate dans une atmosphère à la fois mystique et tragique trois épisodes distincts où le rêveur prend la place d’un condamné qui subit le supplice de la roue. On a bien montré que la contrainte imposée par un héritage poétique parfois lourd, à travers la rébellion contre celle-ci, peutstimuler la création poétique.
Comment expliquer que l’histoire de la poésie soit jalonnée de ces rébellions ?
C’est que le poète, par essence, porte en lui ce ferment de révolte. Saint-John Perse peint le poète : «Poète est celui-là qui rompt avec l’accoutumance. »
La plupart des poètes cherchent à s’affranchir de l’autorité de leurs prédécesseurs et se réalisent dans la révolte. Plussensible que l’homme commun, questionneur du monde, «il vit la vie à côté» (Charles Cros) et son statut de marginal dans la vie n’est en fait que le reflet de sa nature de rebelle. Les « poètes maudits » ont fait une vie à
l’image de leur art : Verlaine était à la fin de sa vie un SDF et Rimbaud se
comportait en goujat, scandalisant son entourage par ses manières peu raffinées.
Plus profondément,c’est sans doute la nature même de la poésie qui porte en elle le germe de la rébellion. Quelle est cette nature ? La poésie apparaît comme un espace d’évasion ou de liberté, que symbolise le personnage du bohémien nomade, thème récurrent de nombreux poèmes : Verlaine, Apollinaire ou Aragon. Or toute évasion suppose la rupture, le déchirement avec le monde dont on veut s’évader. Le verbe grec « poiein »,racine étymologique du mot «poésie», indique aussi clairement qu’elle est «création», donc invention et innovation.
La poésie ne se conçoit-elle que dans la rupture? Sans doute, si l’on en croit les faits dont témoigne l’histoire littéraire. L’évolution poétique, est scandée de ces ruptures et de ces révoltes, parfois violentes. Ainsi, les romantiques sont nés de leur contestation des« règles classiques», jugées trop rigides et contraignantes : Hugo, dans « Réponse à un acte d’accusation » extrait des Contemplations, se présente comme le héros révolutionnaire du vers ou comme la Liberté guidant le peuple poétique. Mais il pouvait déjà alors sentir la rébellion naissante des Parnassiens, agacés par les élans lyriques de ces jeunes poètes qui exhalent tout au long de leurs versleur « mal du siècle ». Puis, très vite, fatigués des beautés hiératiques de l’Art pour l’Art prôné par Théophile Gautier, Baudelaire et Rimbaud se profilent déjà pour renverser ces principes. Que dire des « Dadaïstes » qui revendiquent : «Tout produit du dégoût susceptible de devenir une négation de la famille est dada ; protestation aux poings de tout son être en action destructive : dada» (TristanTzara)? On pourrait continuer ainsi jusqu’à la poésie contemporaine : la chaîne se construit par une succession de « coups d’État » poétiques. Ne parle-t-on pas de « mouvement » littéraire ? La poésie « bouge » et, par ses mouvements, elle s’arrache aux racines qui l’ont fait naître et rompt souvent violemment les amarres, comme le « Bateau ivre » rimbaldien, « libre […] dispersant gouvernail et grappin…