Tacite

« Pour ce qui est des connaissances non-écrites qui se trouvent dispersées parmi les hommes de différentes professions, je suis persuadé qu’ils passent de beaucoup tant à l’égard de la multitude que de l’importance, tout ce qui se trouve marqué dans les livres, et que la meilleure partie de notre trésor n’est pas encore enregistrée. Il y en a même toujours qui sont particulières à certainespersonnes et se perdent avec elles. Il n’y a point d’art mécanique si petit et si méprisable, qui ne puisse fournir quelques observations ou considérations remarquables et toutes les professions ou vocations ont certaines adresses ingénieuses dont il n’est pas aisé de s’aviser et qui néanmoins peuvent servir à des conséquences bien plus élevées »
Leibniz W. (1890) *

*Discours touchant la méthode dela certitude et l’art d’inventer. « Pour finir les disputes et
pour faire en peu de temps de grands progrès », in C. J. Gerhardt, Die philosophischen schriften von Gottfried Wilhelm Leibniz, Berlin, Wlidmannsche Buchhandlung, p.181

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INTRODUCTION :

« Si seulement nous savions ce que nous savons, nous ferions 3 fois plus de profit » a déclaré Lew Platt, ex-président du conseild’administration de la société Hewlett Packard. Par ces mots, ce dirigeant d’une des plus grandes entreprises mondiales veut attirer notre attention sur le fait qu’il existe dans les entreprises différents types de savoirs. Certains savoirs sont facilement accessibles et peuvent ainsi contribuer pleinement à la vie économique de l’entreprise, et d’autres restent désespérément cachés, invisibles alors qu’ilspourraient générer selon ces propos 3 fois plus de profit. Si ces savoirs restent encore inaccessibles c’est parce qu’ils sont détenus dans les cerveaux mais aussi dans les bras des salariés. Ils sont totalement intégrés dans la pratique professionnelle, à tel point que le salarié lui-même, bien souvent, n’a même pas conscience de les posséder. Ce sont des savoirs qui restent liés à l’activité, pourles comprendre, il faut la pratiquer. Ces savoirs ont été nommés par le chimiste philosophe Michael Polanyi : savoirs tacites. Ces savoirs tacites, le salarié les possède parce qu’en tant qu’être humain il est un apprenant par nature qui a soif d’expérimentations. Cette soif d’apprendre le pousse à résoudre au quotidien les problèmes pratiques auxquels il est confronté. Dans « la pensée sauvage», Plon 1962, 347 pages, Agora Pocket, Claude LéviStrauss nous propose à travers l’exemple du bricoleur (page 30/36) une description de ce qu’il appelle « science du concret ou science première ». Cette science du concret nous la rapprochons de la forme d’intelligence dont fait preuve le salarié en situation de travail. Le bricoleur est quelqu’un qui œuvre de ses mains ou de sa tête, en utilisantdes « moyens détournés » car il n’a rien d’autre sous la main, son « univers instrumental est clos » et la règle de son jeu est de toujours « s’arranger avec les moyens du bord ». Tout comme le bricoleur, le salarié se retrouve bien souvent dans la même situation, il est obligé lui aussi de composer, de se débrouiller dans un espace délimité par des règles ou des procédures définies parl’entreprise. C’est de ce type de situations que va naître son savoir tacite. Le bricoleur dispose d’éléments recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir », parallèlement le salarié dispose dans son cerveau de séquences opératoires, de morceaux d’expériences avec lesquelles il va devoir composer. Face à un problème, c’est en interrogeant ces morceaux d’expériences qui constituentson « trésor d’idées » que le salarié va chercher à comprendre ce que chacun d’eux pourrait « signifier », comment il pourrait les réutiliser pour résoudre ce problème auquel il est confronté. C’est donc par les choix d’une réutilisation de « fossiles d’expériences », d’un nouvel arrangement porteur de sens, que le salarié « raconte le caractère de sa vie » et y met toujours quelque chose…