Voyages de scarmentado, l’inquisition

La cour était à Séville, les galions étaient arrivés, tout respirait l’abondance et la joie dans la plus belle saison de l’année. Je vis au bout d’une allée d’orangers et de citronniers une espèce delice immense entourée de gradins couverts d’étoffes précieuses. Le roi, la reine, les infants, les infantes, étaient sous un dais superbe. Vis-à-vis de cette auguste famille était un autre trône,mais plus élevé. Je dis à un de mes compagnons de voyage : « À moins que ce trône ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas à quoi il peut servir. » Ces indiscrètes paroles furent entendues d’un graveEspagnol, et me coûtèrent cher. Cependant je m’imaginais que nous allions voir quelque carrousel ou quelque fête de taureaux, lorsque le grand inquisiteur parut sur ce trône d’où il bénit le roi et lepeuple.

Ensuite vint une armée de moines défilant deux à deux, blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon pointu, et sans capuchon ; puis marchait le bourreau ;puis on voyait au milieu des alguazils et des grands environ quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint des diables et des flammes. C’étaient des juifs qui n’avaient pas voulurenoncer absolument à Moïse, c’étaient des chrétiens qui avaient épousé leurs commères, ou qui n’avaient pas adoré Notre-Dame d’Atocha ; ou qui n’avaient pas voulu se défaire de leur argent comptant enfaveur des frères hiéronymites. On chanta dévotement de très belles prières, après quoi on brûla à petit feu tous les coupables ; de quoi toute la famille royale parut extrêmement édifiée.

Lesoir, dans le temps que j’allais me mettre au lit, arrivèrent chez moi deux familiers de l’Inquisition avec la sainte Hermandad : ils m’embrassèrent tendrement, et me menèrent, sans me dire un seul mot,dans un cachot très frais, meublé d’un lit de natte et d’un beau crucifix. Je restai là six semaines, au bout desquelles le révérend père inquisiteur m’envoya prier de venir lui parler : il me serra…