Ziméo

Ziméo Jean-François de Saint-Lambert

Publication: Source : Livres & Ebooks

Les affaires de mon commerce m’avoient conduit à la Jamaïque ; la température de ce climat brûlant humide avoit altéré ma santé, je m’étois retiré dans une maison située au penchant des montagnes, vers le centre de l’isle ; l’air y étoit plus frais le terrain plus sec qu’aux environs de la ville ; plusieursruisseaux serpentoient autour de la montagne qui étoit revêtue de la plus belle verdure ; ces ruisseaux alloient se rendre à la mer, après avoir parcouru des prairies émaillées de ?eurs des plaines immenses couvertes d’orangers, de cannes à sucre, de cassiers, d’une multitude d’habitations. La jolie maison que j’occupois appartenoit à mon ami Paul Wilmouth de Philadelphie ; il étoit, comme moi, né dansl’Eglise primitive : nous avions à-peu-près la même manière de penser ; sa famille composée d’une femme vertueuse de trois jeunes enfants, ajoutoit encore au plaisir que j’avois de vivre avec lui. Lorsque mes forces me permirent quelque exercice, je parcourois les campagnes, où je voyois une nature nouvelle des beautés qu’on ignore en Angleterre en Pensilvanie ; j’allois visiter les habitations,j’étois charmé de leur opulence ; les hôtes m’en faisoient les honneurs avec empressement ; mais je remarquois je ne sçais quoi de dur de féroce dans leur physionomie dans leurs discours ; leur politesse n’avoit rien de la bonté ; je les voyois entourés d’esclaves qu’ils traitoient avec barbarie. Je m’informois de la manière dont ces esclaves étoient nourris, du travail qui leur étoit imposé, jefrémissois des excès de cruauté que l’avarice peut inspirer aux hommes. Je revenois chez mon ami, l’ame abattue de tristesse, mais j’y reprenois bientôt la joie ; là sur les visages noirs, sur les visages blancs, je voyois le calme la sérénité. Wilmouth n’exigeoit de ses esclaves qu’un travail modéré ; ils travailloient pour leur compte deux jours de chaque semaine ; on abandonnoit à chacun d’eux un terrainqu’il cultivoit à son gré, dont il pouvoit vendre les productions. Un esclave qui pendant dix années se conduisoit en homme de bien, étoit sûr de sa liberté. Ces affranchis restoient attachés à mon ami ; leur exemple donnoit de l’espérance aux autres leur inspiroit des moeurs.

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Je voyois les nègres distribués en petites familles, où régnoient la concorde la gaieté ; ces familles étoientunies entre elles ; tous les soirs en rentrant à l’habitation, j’entendois des chants, des instruments, je voyois des danses ; il y avoit rarement des maladies parmi ces esclaves, peu de paresse, point de vol, ni suïcide, ni complots, aucun de ces crimes que fait commettre le désespoir, qui ruinent quelquefois nos colonies. Il y a trois mois que j’étois à la Jamaïque, lorsqu’un nègre du Benin,connu sous le nom de John, ?t révolter les nègres de deux riches habitations, en massacra les maîtres se retira dans la montagne. Vous sçavez que cette montagne est au centre de l’isle, qu’elle est presque inaccessible, qu’elle environne des vallées fécondes, où des nègres révoltés se sont autrefois établis ; on les appelle negresmarons : depuis long-tems ils ne nous font plus la guerre, seulementlorsqu’il déserte quelques esclaves : ces nègres font des courses pour venger les déserteurs des mauvais traitements qu’ils ont reçus. On apprit bientôt que John avoit été choisi pour chef des nègres marons, qu’il étoit sorti des vallées avec un corps considérable ; l’allarme fut aussi tôt répandue dans la colonie ; on ?t avancer des troupes vers la montagne, on distribua des soldats dans leshabitations qu’on pouvoit défendre. Wilmouth entra un jour dans ma chambre un moment avant le lever du soleil. Le ciel, dit-il, punit l’homme injuste, voici peut-être le jour où l’innocent sera vengé ; les nègres-marons ont surpris nos postes, ils ont taillé en pièces les troupes qui les défendoient, ils sont déjà dispersés dans la plaine ; on attend des secours de la ville ; on enchaîne par-tout…