Appolinaire

Contrairement à ce que l’on croit souvent, les poètes, qui sont rarement de doux rêveurs, aiment chanter la guerre, et beaucoup d’entre eux en termes de louange : pour eux le conflit armé, ce peut être la passion, la folie, l’affirmation la plus haute de toutes les valeurs viriles, … Celui qui a chanté Paris du petit matin (« Zone ») et « le pont Mirabeau », le chantre de l’amour moderne,Apollinaire, engagé volontaire en 1915, ne fait pas exception à cette règle, allant jusqu’à s’écrier dans son recueil Calligrammes « Ah Dieu que la guerre est jolie ». Dans ce même recueil un poème qui décrit un bombardement s’intitule bizarrement « Fête ». Il est composé de cinq quatrains d’octosyllabes en rimes croisées, plus ou moins malmenés, dissimulés par la rythmique moderne que le poète tentaitde créer en ce début du XXe siècle. Il y décrit une situation de guerre, mais que sa rêverie lyrique interprète comme une fête amoureuse et érotique.

Le poète dont il est question au sein de ce texte se trouve placé dans une situation terrible : soldat, il passe la nuit dans une forêt en pleine guerre.

Le texte se passe la nuit. Apollinaire ne le dit pas dès le début ; au contrairemême, il faut attendre la dernière strophe pour que la référence aux « étoiles » nous le fasse comprendre. Ceci est presque immédiatement confirmé par l’adjectif « nocturne » de l’avant-dernier vers. Dès lors, revenant sur le début du texte, on s’aperçoit de l’importance de la couleur rose, mot répété cinq fois dans le poème (v. 6, 14, 15, 17 et 23). Si cette teinte a une telle présence, c’est qu’ellese détache sur le noir du ciel nocturne, qui apparaît à peine piqueté d’étoiles, puisque celles-ci sont « mi-closes » (v. 20).

De même ce n’est qu’au vers onze que la situation est clairement précisée : « un poète », dans lequel on reconnaît Apollinaire, engagé volontaire lors de la première guerre mondiale, se trouve dans une « forêt ». Cette dernière n’est pas décrite. Bien sûr, l’on peutimaginer les forêts de la guerre des tranchées, faites de troncs décapités et déchiquetés par les bombardements. Ceci expliquerait que les obus « fusants » (v. 5) soient si visibles dans toute leur trajectoire. Il est vrai qu’Apollinaire y est sensible parce qu’il était lui-même artilleur.

Car le mouvement du poème suit le trajet de ces armes, dont les différents usages du mot « rose » évoquentles étapes. La première strophe voit leur montée, pleine de « grâce » (v. 4). En effet ce sont des obus qui éclatent en l’air, au-dessus de leur objectif, et non en le frappant comme les percutants. Ils répandent donc la mort sur un champ plus large. Leur ascension suit une courbe parabolique harmonieuse, nonobstant le danger qu’ils représentent. La deuxième strophe voit leur « éclatement » (v. 6),en une couleur « rose ». Et en même temps que les deux obus, c’est la strophe qui éclate : le quatrain d’octosyllabes devient six vers, les deux premiers de trois et cinq syllabes, ce qui fait encore huit, les deux derniers de quatre et quatre ; les rimes, croisées, sont en place. C’est donc bien un quatrain d’octosyllabes, dissimulé par la disposition typographique, laquelle mime l’explosion del’obus.

La couleur rose générée par l’éclatement descend ensuite, lentement, donnant l’image qu’elle « [meurt] d’espérance. » (v. 14). La référence, dans l’avant-dernière strophe au poème de Marceline Desbordes-Valmore, « Les Roses de Saadi » pourrait, assez bizarrement évoquer la chute des éclats. En effet on lit dans ce texte, après que l’auteur a évoqué les roses qu’elles a cueillies et dontelle a rassemblé le bouquet dans sa ceinture, « Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées/Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées. » Aussi bien le mouvement de dispersion que le verbe « éclater » peuvent servir de « pont » entre le délicat poème de Mme Desbordes-Valmore et la dangereuse situation où se trouve Apollinaire.

La dernière strophe, où abonde l’idée de mort (présente dans…