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Les nouveaux mouvements sociaux : un défi aux limites de la politique institutionnelle
Première publication en septembre 1994
Mise en ligne le lundi 7 juillet 2003
par Claus Offe
Parmi [1] les sociologues et les politologues qui analysent la mutation des structures et de la dynamique politiques en Europe de l’Ouest, il est devenu courant dans les années 70 de constater la fusion des sphèrespolitique et non-politique de la vie sociale. La pertinence analytique de la division conventionnelle entre « État » et « société civile » a été remise en cause. La ligne de démarcation entre les intérêts ou modes d’action « politiques » et « privés » (par exemple moraux ou économiques) s’est estompée.
Le modèle de développement semble de plus en plus tendu : comme les politiques publiques exercent unimpact plus direct et plus visible sur les citoyens, ceux-ci cherchent en retour à acquérir un contrôle plus immédiat et plus vaste sur les élites politiques, par des moyens jugés fréquemment incompatibles avec le maintien de l’ordre constitutionnel. Nombre des analystes les plus conservateurs ont décrit ce cycle comme un dangereux cercle vicieux qui doit conduire selon eux à une érosion croissantede l’autorité politique, voire de la capacité à gouverner, à moins que des mesures efficaces ne soient prises pour libérer l’économie d’une intervention politique trop détaillée et trop ambitieuse, et pour immuniser les élites politiques contre les pressions, les intérêts et les actions des citoyens. En d’autres termes, la solution proposée est une redéfinition restrictive de ce qui peut et doitêtre considéré comme « politique », et entraîne l’élimination dans les programmes gouvernementaux de tout ce qui est défini comme « extérieur » à la sphère politique véritable. Le projet néo-conservateur vise ainsi à isoler le politique du non-politique.
En dépit de leur opposition politique évidente au contenu du projet conservateur, la problématique des nouveaux mouvements sociaux recoupe sur uncertain nombre de points importants celle des tenants de ce projet. Elle repose sur l’analyse suivante : les conflits et les contradictions des sociétés industrielles avancées ne peuvent plus être résolus de manière sensée et prometteuse par l’étatisme, par la régulation politique et l’inclusion de thèmes et de revendications toujours plus nombreux dans l’agenda des autorités bureaucratiques. Ce n’estqu’au-delà de ces prémisses communes sur le plan analytique que les perspectives des néo-conservateurs et des mouvements sociaux divergent radicalement. Le projet néo-conservateur cherche à restaurer les fondations de la société civile – supposées non-politiques, non-contingentes et incontournables – telles que la propriété, le marché, l’éthique du travail, la famille et la vérité scientifique,de façon à sauvegarder une sphère d’autorité étatique plus restreinte et par conséquent plus solide ; cela permettrait que les institutions politiques ne soient plus « surchargées » de demandes et de tâches. Les nouveaux mouvements sociaux cherchent au contraire à politiser les institutions de la société civile par des biais qui ne soient pas canalisés par les institutions politiquesreprésentatives/bureaucratiques, et donc à reconstruire une société civile qui ne soit plus dépendante de la régulation, du contrôle et d’une intervention étatiques sans cesse croissants. En vue de s’émanciper de l’État, la société civile elle-même doit se politiser au moyen de pratiques qui appartiennent à une sphère intermédiaire entre les préoccupations « privées » et les modèles politiques sanctionnés parl’État.
La « nouvelle politique » des nouveaux mouvements sociaux peut être analysée – comme toute politique – en fonction de sa base sociale, de ses thèmes, de ses préoccupations, de ses valeurs et de ses modes d’action. Pour y parvenir, je proposerai d’utiliser le terme de paradigme politique.
Je décrirai d’abord l’ « ancien paradigme » qui fut dominant après la Seconde Guerre mondiale, en mettant…