Diderot

Diderot, Lettre à Sophie Volland (1760)
31 août 1760

Explication

Lecture méthodique
Au cours de cette liaison mouvementée, qui a évolué de la passion vers l’amitié, les deux amants ont été le plus souvent séparés, surtout les premiers temps, durant lesquels la mère de Sophie a cherché à éloigner sa fille de Diderot en la cloîtrant l’été à la campagne.

1. La conversation par écrita) Lexique de l’oralité :  » Parler  » et  » dire  » sont récurrents.

b) En même temps, la lettre prend en compte l’acte physique de l’écriture :
 » Je baise tes deux dernières lettres. Ce sont les caractères que tu as tracés ; et à mesure que tu les traçois, ta main touchoit l’espace que les lignes devoient remplir, et les intervalles qui les devoient séparer.
Adieu, mon amie. Vous baiserezau bout de cette ligne, car j’y aurai baisé aussi là, là. Adieu. « , excipit, p. 3. C’est que la lettre est une synecdoque du corps. Cf. Cyrano de Bergerac, d’E. Rostand, III, 1 : Il y a ici un véritable fétichisme, qui ramène la distance séparant les deux corps quasiment à zéro.

2. Les jeux de la galanterie

a) En maître de la conversation mondaine, Diderot joue à surprendre et à tromper lesattentes de son interlocuteur.  » Je ne vous parlerai plus de l’histoire de mon cœur  » (l. 53), négation totale, fin de non-recevoir, suivie d’une correction encore plus frustrante et qui semble faire passer l’amour au second plan  » que quand les anecdotes de la ville me manqueront  » (l. 53-54) ;  » Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre sans vous dire seulement que je vous aime  » (l.54-55) ;  » Ne me sachez point de gré, c’est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime  » (l. 55-56) (à l’opposé de agapê paulinienne, amour égoïste) ;  » Je vous en dirois bien davantage, mais vous n’êtes pas digne seulement de sçavoir ceci, que j’avois bien résolu de vous celer  » (l. 62-63)
En fait, il s’agit d’autant d’antiphrases (ironie) et de prétéritions (annoncer qu’on ne ferapas quelque chose que l’on fait tout de même). Pourquoi ce jeu ? Parce qu’il fait d’autant plus ressortir la passion, par contraste et parce qu’il participe de la venustas, cette séduction qui résulte du jeu sur les codes, de leur perversion, destinée à une destinatrice cultivée, qui saura les comprendre et s’en délecter, y trouver de la variété (D. a écrit des centaines de lettres à S. Il luifallait se renouveler).

b) Cette lettre est extrêmement modalisée. Les conditionnels et les subjonctifs y abondent :
 » mériteriez « ,  » sçaurois « ,  » dirois « ,  » ferois « ,  » supposeroit « ,  » ferois « 
 » fermasse « ,  » sente « ,  » satisfasse « 
Le conditionnel peut-être potentiel, si le procès est présenté c/ réalisable ;
irréel du présent, si le procès est présenté c/ irréalisable.
Ici  » Je vousen dirois bien davantage « , on peut croire à un irréel, puisque D. ne dit rien de plus après la l. 63. Mais il vient, dans la longue période des l. 55-61, de se livrer à une  » histoire de [son] cœur  » plutôt détaillée. Le conditionnel a donc ici les deux valeurs, et nous sommes en présence d’une prétérition.
 » Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre  » : irréel du présent. Il ne lafermera pas sans le lui dire… avant même la fin de la phrase. Réprimande de l’amant, dépit amoureux atténué par la modalité de l’irréel. L’amant capitule donc avant même d’avoir fini de formuler ses reproches. Sophie le domine. V. Mme de Tourvel et Valmont, mais ici les rôles sont inversés.
Sorte de vasselage amoureux : « je me conforme à vos intentions  » (l. 52, p. 2) ;  » campagne  » (l. 65, p. 3).Même effet de ratage dans le  » occupez  » (l. 56, p. 2)
plus-que-parfait  » que j’avois bien résolu de vous celer  » (l. 62-63, p. 3)
D. a été débordé par sa passion, par son écriture. La passion écrit d’elle-même. Elle entraîne à faire ce que l’on ne voulait pas faire. Cf. Mme de Tourvel et Valmont.

3. L’humour

 » c’est pour moi et non pour vous  » amour égoïste, réflexif et non pas…