Incipit de jacques le fataliste

L’ouvrage de Diderot, Jacques le fataliste, est déconcertant, tant sur le plan de la forme que sur celui du genre qui le détermine. L’incipit place immédiatement le lecteur dans une situation inattendue : loin de répondre aux traditionnelles questions initiales (qui parle ? de qui ? où ? et quand ?), l’incipit propose un cadre surprenant.
Nous examinerons tout d’abord le caractère insolite del’entrée en matière puis ce que cette œuvre comporte des éléments du roman traditionnel pour nous intéresser enfin à la réflexion philosophique que propose cette ouverture.

I. UN INCIPIT INNATTENDU

a. Le refus de présenter le cadre de l’histoire

Le début du roman rompt avec toutes les conventions narratives et ce dès les premières lignes.

– A chaque question posée sur le cadre(« Comment s’étaient-ils rencontrés?…) correspond une réponse évasive ? On a l’impression que le narrateur se moque du lecteur en voulant le désintéresser du comportement de ses personnages soit par leur vide « Le maître ne disait rien », soit par un emboîtement de parole au style indirect qui rend la lecture pénible : « et Jacques disait que son capitaine disait que… » .
? Cette moquerie aboutiraà la fin de notre extrait à l’interruption de l’histoire commencée par le narrateur, qui affirme sa création artificielle et sa totale liberté, sans aucun souci de vérité par rapport à la réalité de l’histoire vécue : « Vous voyez,….et vous pour ce délai ».
? On découvre là toute la force de l’humour de Diderot, qui n’accorde aucun sérieux pas plus au lecteur qu’à ses personnages.

La façondont le personnage lui-même, en l’occurrence le maître au début, répond au style direct « C’est un grand mot que cela » au narrateur ayant rapporté indirectement les propos de Jacques et du capitaine, cette façon cavalière d’enchaîner révèle un nouveau ton décontracté dans la façon de raconter. Une décontraction qui se traduit aussi par la présentation théâtrale du dialogue entre Jacques et LeMaître

– Néanmoins, quelques repères spatio-temporels nous sont proposés malgré tout : bien après la bataille de Fontenoy = 11 mai 1745 ; moment de « l’après-dîner », au sortir d’un cabaret en campagne (« les champs »).

b. La mise en scène de 5 instances principales (voire 6) : polyphonie

Dès le début de l’incipit, le lecteur est confronté à 6 instances dont 3 au moins sont inattendues :- Les personnages principaux d’abord désignés par ils, ne sont pas identifiés (Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe. Diderot joue d’entrée avec une des conventions de l’incipit : la présentation des personnages. Le lecteur n’en connaîtra pas plus que ce que le titre avait évoqué : Jacques / le maître

On compte 5 voix (et même six) dans le passage.

– 1ère et 2ème voix = celles deJacques et de son maître. Remarquer que le dialogue est présenté sous forme théâtrale (noms des personnages) [pour comparaison : faire lecture de l’ouverture imaginée par Kundera]
– 3ème voix envisageable (moins évidente et moins intéressante à noter) : la voix du capitaine dont Jacques se fait l’écho : « Jacques disait que son capitaine disait… »

– 4ème voix = celle du narrataire (être fictifqui correspond à l’image que se fait le narrateur de celui à qui il destine son récit) appelé ici le Lecteur (l.1-4 particulièrement évidente dans la réponse de l’auteur qui s’adresse au lecteur « que vous importe ? » + l.33 « Vous voyez, lecteur ») : série de questions du lecteur qui attend du début d’un roman un certain nb de renseignements (situation initiale). Est un lecteur fictif ou plutôt leLecteur comme entité.
Ce qui est intéressant, c’est que ce roman commence par la voix du lecteur. Un tel début a qqch d’inattendu dans un roman du XVIIIe [on l’imaginerait plutôt chez un romancier du XXe imprégné de la théorie de la réception]. Le fait que le roman s’ouvre avec la voix du lecteur et non celle de l’auteur laisse à penser que ce qui fait exister une œuvre ce n’est pas l’auteur…