Le bruit de la cour et la musique de l’inefable
L’œuvre de Pascal Quignard écrite en 1991 et intitulée Tous les matins du monde place en son sein la musique baroque. Seulement, un abîme sépare de facto la musique jouée à la cour du roy de celle s’élevant de la demeure des Sainte Colombe, celle capable de « réveiller les morts ». Aussi, en quoi la musique baroque a-t-elle deux versants dans l’œuvre quignardienne ? D’une part, M. de SainteColombe, janséniste, met à l’index tout au long de l’œuvre tout ce qui émane de Versailles, notamment ses musiciens et ceux qui osent s’y aventurer tel Marin Marais. D’autre part, la musique qui aux yeux du violiste a une valeur certaine est celle qui élève et redonne vie à ce qui est perdu.
I] Mise à l’index de la musique de cour
a) Symbolique de la violence
Cette mise à l’index, ce refus de lamusique de cour, est visible tout au long de l’œuvre et notamment par trois images. Alors que M. de Sainte Colombe est montré par l’écrivain à la fois comme tendre (p. 16) mais aussi « violent et courrouçable » (p. 16), il fait parler sa force en s’attaquant aux proches d’une telle musique. D’abord, le janséniste, après avoir touché M. Caignet – le joueur de viole attitré de sa Majesté Louis XIV –le « poussait […] vers la maison » (p. 26). Puis, face à l’abbé Mathieu, « il avait brandi la chaise et la soulevait au-dessus de leurs tête » (p. 30) ; enfin, lorsqu’il apprend que Marin Marais a joué devant le roy à la chapelle, contrairement aux conseils qu’il lui avait prodigués, Sainte Colombe, « qui ne se possédait plus », « brandissait la viole en l’air », « la fracassa sur le manteau depierre de la cheminée » (p. 67). Cette violence physique qu’il exprime et qui s’adresse de fait au service du roi, à la vanité de l’ambition sociale et mondaine, met en exergue que Sainte Colombe considère ces actes non pas seulement comme un « divertissement » au sens pascalien, mais comme une prostitution malsaine et honteuse de son art.
b) Incompatibilité de la musique de cour et de lamusique élévatrice
Selon Sainte Colombe, il n’y a pas de lien possible entre cette musique de cour et la musique qui élève l’âme. A l’instar du rideau séparant la voix de l’enfant et celle de l’adolescent mué, la cloison de la cabane du janséniste derrière laquelle Marais scrute les « longues plaintes arpégées » (p. 96) matérialise la séparation entre deux mondes incompatibles. C’est justement ce quele maitre violiste expliquait à son élève : la musique qui accompagne « les acteurs », « les gens qui dansent » (p. 53), et en particulier le roi, est vaine. D’ailleurs, lorsque M. de Sainte Colombe renvoie une première fois Marin Marais et qu’il lui brise sa viole, l’argent que le janséniste lui tend est censée lui permettre de « racheter un cheval de cirque pour pirouetter devant le roi » (p.69). Pire, il lui clame : « Vous êtes un musicien de la taille d’une prune ou bien d’un hanneton. Vous devriez jouer à Versailles, c’est-à-dire sur le Pont-Neuf, et on vous jetterait des pièces pour boire » (idem). Ainsi, Versailles, ce « grand palais de pierre à vent chambres » (p. 73), contribue à la perte du talent et du pouvoir du vrai musicien, celui qui a un « cœur pour sentir » et un «cerveau pour aimer » (p. 53). Ces deux attribues ne sont justement pas perçus par Sainte Colombe chez Marais lors des premières rencontres. Lorsque l’abbé Mathieu se rend chez lui, Sainte Colombe compare d’ailleurs Versailles à un précipice dans lequel on se noie : « Aussi tendez-vous la main. Non contents d’avoir perdu pied, vous voudriez encore attirer les autres pour les engloutir » (p. 31). Certescette chute du musicien dans le gouffre de la cour du roy n’est en rien comparable à celle de l’Homme sans dieu qui est, dans les pensées de Pascal, « dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable ». Mais la vraie musique, celle à laquelle s’adonnent le cœur qui sent et le cerveau qui aime, n’est pas « tout à fait humaine » (p. 113), pas pour autant mystique, mais elle élève l’âme….