Les inégalités dans les grandes ecoles

ÉCONOMIE ET STATISTIQUE N° 361, 2003 27
Les grandes écoles, institutions spécifiquement françaises, sont souvent présentées
comme le creuset de la formation des élites dirigeantes de la nation. Unique voie d’accès,
le concours d’entrée y exerce une sélection sévère censée reposer sur le seul mérite
individuel. Or les grandes écoles sont régulièrement accusées de favoriser lareproduction sociale des élites en accentuant encore davantage les inégalités sociales de
réussite scolaire, notamment par rapport aux troisièmes cycles universitaires dont les
conditions d’accès sont théoriquement moins drastiques.
Une analyse portant sur l’origine sociale des élèves ayant accédé à ces grandes écoles
des années 1940 aux années 1980 souligne la permanence d’une sélection sociale etculturelle très marquée. Les fils de cadres et d’enseignants ont toujours beaucoup plus
de chances d’intégrer une grande école que les enfants issus des milieux populaires dans
une période caractérisée par la généralisation de la scolarisation dans l’enseignement
secondaire et ayant connu de nombreux changements dans la stratification sociale. En
termes de chances relatives d’accès selonson milieu social d’origine, la base sociale de
recrutement des grandes écoles semble même se resserrer dans les années 1980 après
avoir connu une relative démocratisation à l’image de l’ensemble de l’enseignement
supérieur. Cette accentuation des inégalités d’accès aux grandes écoles peut trouver son
explication à la fois dans le renforcement de leur propre sélectivité afin d’en préserverla
spécificité et dans la plus grande ouverture des troisièmes cycles universitaires qui
proposent de plus en plus de formations professionnalisantes.

e système d’enseignement supérieur est
structuré en France en deux ensembles aux
fonctions historiquement très différentes. L’uni-
versité était, jusqu’au début des années 1970,
fortement orientée vers la culture et la rechercheet dévolue à la transmission d’un savoir abstrait
et désintéressé (1). C’est aux grandes écoles,
institutions spécifiquement françaises, que reve-
nait la tâche de former les ingénieurs et les
cadres des secteurs public et privé. Ces deux
institutions se distinguaient aussi, et se dis-
tinguent toujours, dans leur mode de sélection
des étudiants : alors que tous les diplômés del’enseignement secondaire ont théoriquement le
droit d’entrer dans une université (2), les gran-
des écoles pratiquent une sélection explicite
sévère qui repose sur le concours d’entrée. Dans
l’idéal républicain, ce dernier, gratuit et ouvert à
tous, doit opérer une sélection reposant sur le
seul mérite.
Ce rôle central des grandes écoles dans la pro-
duction des élites sociales et leurmode de sélec-
tion spécifique par rapport à l’enseignement
supérieur universitaire amènent à s’interroger
sur la capacité de cette institution à fonctionner
selon son idéal fondateur reposant sur le mérite.
Ainsi, les grandes écoles sont régulièrement
accusées de produire des élites socialement
prédestinées et de légitimer, par le mode d’accès
reposant sur le concours, une largereproduction
sociale (3). Mais ces inégalités sociales de réus-
site scolaire se retrouvent à tous les niveaux du
système éducatif. La question posée est alors la
suivante : ces inégalités sont-elles plus ou
moins fortes que celles que connaît le reste de
l’enseignement supérieur, et notamment les
troisièmes cycles universitaires, qui constituent
« l’équivalent universitaire » desgrandes éco-
les. Et comment ces inégalités sociales ont-elles
évolué dans le temps, plus précisément des
années 1940 aux années 1980, qui constituent la
période d’étude retenue ici ?
Les attentes, toujours plus nombreuses, de
l’ensemble du corps social vis-à-vis de l’école
ont conduit nombre de sociologues à se pencher
sur l’ampleur et l’évolution des inégalités socia-
les de…