Mémoires seconde guerre mondiale

C’est pour cela que j’explique ce que c’était, autour de moi. J’en
parle à mes collègues, surtout aux jeunes. Je m’arrête quand je les
vois prêts à pleurer alors que j’ai l’impression de raconter si
calmement, si froidement, si platement. Tu vois, je raconte aux
autres. A mon mari, non. Lui, je voudrais sentir qu’il comprend. Pour
les autres, je n’attends pas qu’ils comprennent. Je veuxqu’ils
sachent, même s’ils ne sentent pas ce que je sens moi. Ce que je
veux dire, quand je dis qu’ils ne comprennent pas, que personne ne
peut comprendre. Au moins, doivent-ils savoir.
Charlotte Delbo, Mesure de nos jours, Editions de Minuit, 1971, pages 53-54
LES MEMOIRES FRANCAISES DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE
Pour la première fois dans un programme d’enseignement secondaire, le thème de lamémoire
apparaît explicitement. Le programme des classes de première présente le Front populaire comme
« un temps fort de la mémoire nationale ». Ce même programme de première affirme également la
nécessité, mais seulement pour la série S, d’évoquer « les prolongements de la Grande Guerre, et
notamment l’organisation de son souvenir ». Le programme des classes terminales, sériées ES-L écritencore plus explicitement : « Après avoir étudié les conséquences du conflit dans l’immédiat aprèsguerre
-sans se limiter aux pertes humaines et aux destructions matérielles- on présente l’émergence
de différentes mémoires de la période de la guerre au sein de la société française ». Une telle
nouveauté, même si elle ne fait guère débat, signe de son évidence épistémologique, mérite
assurémentdécryptage et explicitation, avant toute analyse de contenu, et réflexion didactique.
I. Pourquoi un tel sujet dans un programme de classe terminale aujourd’hui ?
Cette irruption du thème de la mémoire dans l’histoire scolaire est la conséquence évidente de deux
mouvements qui se conjuguent : une demande sociale liée à une obsession de mémoire, matérialisée
par la fréquence de l’injonctionmémorielle, et une évolution historiographique qui fait de la mémoire et
de ses difractions l’un des objets d’étude favoris de la profession historienne depuis deux ou trois
décennies.
A. L’obsession de mémoire dans la société française.
Dans toutes les sociétés occidentales, depuis les années soixante-dix et surtout quatre-vingt, les
questions de mémoire sont omniprésentes et toutes les sociétéssont, à des degrés divers, soumises
à ce débat. En 1992, le roi Juan Carlos se repend, au nom de son pays, pour l’expulsion des Juifs
d’Espagne en 1492 ; les Irlandais ne cessent de s’affronter autour de journées commémoratives de
batailles qui ont eu lieu aux dix-septième et dix-huitième siècles ; Serbes et Albanais se déchirent au
Kosovo autour de la bataille de Kosovo Polje (le champ desmerles pour les Serbes) qui s’est déroulée
en 1389 !L’on pourrait poursuivre longtemps l’énumération, de l’Afrique du Sud et sa gestion de l’après
– apartheid aux Etats-Unis, obsédés par les guerres indiennes ou le Vietnam, et à l’Australie qui a bien
du mal à gérer sa mémoire aborigène.
La France n’y a naturellement pas échappé et peut-être est – elle-même le pays le plus encombré de
mémoire. Pasde jour sans inauguration de musée ou sans cérémonie commémorative. Le
gouvernement français publie chaque année le calendrier des commémorations prévues et il a
plusieurs centaines de pages ! 2004 célébrera d’un même élan le bicentenaire du Code civil, celui de
la légion d’Honneur, le centenaire du premier numéro de l’Humanité ainsi que celui de l’Entente
cordiale, le cinquantenaire de DienBien Phu, du déclenchement de la guerre d’Algérie, et même celui
de l’Olympia. Chacun est sommé, et d’abord l’enseignant d’Histoire, de participer au devoir de
mémoire ; chaque collectivité locale y va de sa cérémonie ou de son lieu de mémoire. Ce flot,
naturellement, charrie le meilleur et le pire, du monument historiographique construit par Pierre Nora
aux églogues nostalgiques…