Morte amoureuse

Cette édition électronique a été réalisée par la Société Théophile Gautier (http://www.llsh.univ-savoie.fr/gautier/) mis en page par Frederick Diot, sous la direction de Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

Théophile Gautier (1836)

La Morte Amoureuse

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Théophile Gauthier(1836), la morteamoureuse.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes libre OpenOffice.org 1.1 sous Linux Debian.

Édition complétée le 10 Fevrier 2004 à Bordeaux , France

Vous me demandez, frère, si j’ai aimé ; oui. C’est une histoire
singulière et terrible, et, quoique j’aie soixante-six ans, j’ose à
peineremuer la cendre de ce souvenir. Je ne veux rien vous refuser,
mais je ne ferais pas à une âme moins éprouvée un pareil récit. Ce
sont des événements si étranges, que je ne puis croire qu’ils me
soient arrivés. J’ai été pendant plus de trois ans le jouet d’une
illusion singulière et diabolique. Moi, pauvre prêtre de campagne,
j’ai mené en rêve toutes les nuits (Dieu veuille que ce soit un
rêve !)une vie de damné, une vie de mondain et de Sardanapale. Un
seul regard trop plein de complaisance jeté sur une femme pensa
causer la perte de mon âme ; mais enfin, avec l’aide de Dieu et de
mon saint patron, je suis parvenu à chasser l’esprit malin qui
s’était emparé de moi. Mon existence s’était compliquée d’une
existence nocturne entièrement différente. Le jour, j’étais un prêtre
duSeigneur, chaste, occupé de la prière et des choses saintes ; la
nuit, dès que j’avais fermé les yeux, je devenais un jeune seigneur,
fin connaisseur en femmes, en chiens et en chevaux, jouant aux dés,
buvant et blasphémant ; et lorsqu’au lever de l’aube je me
réveillais, il me semblait au contraire que je m’endormais et que je
rêvais que j’étais prêtre. De cette vie somnambulique il m’est restédes souvenirs d’objets et de mots dont je ne puis pas me défendre,
et, quoique je ne sois jamais sorti des murs de mon presbytère, on
dirait plutôt, à m’entendre, un homme ayant usé de tout et revenu du
monde, qui est entré en religion et qui veut finir dans le sein de
Dieu des jours trop agités, qu’un humble séminariste qui a vieilli
dans une cure ignorée, au fond d’un bois et sans aucunrapport avec
les choses du siècle.

Oui, j’ai aimé comme personne au monde n’a aimé, d’un amour insensé
et furieux, si violent que je suis étonné qu’il n’ait pas fait
éclater mon coeur. Ah ! quelles nuits ! quelles nuits !

Dès ma plus tendre enfance, je m’étais senti vocation pour l’état de
prêtre ; aussi toutes mes études furent-elles dirigées dans ce sens-
là, et ma vie, jusqu’àvingt-quatre ans, ne fut-elle qu’un
long noviciat. Ma théologie achevée, je passai successivement par
tous les petits ordres, et mes supérieurs me jugèrent digne, malgré
ma grande jeunesse, de franchir le dernier et redoutable degré. Le
jour de mon ordination fut fixé à la semaine de Pâques.

Je n’étais jamais allé dans le monde ; le monde, c’était pour moi
l’enclos du collège et du séminaire. Jesavais vaguement qu’il y
avait quelque chose que l’on appelait femme, mais je n’y arrêtais pas
ma pensée ; j’étais d’une innocence parfaite. Je ne voyais ma mère
vieille et infirme que deux fois l’an. C’étaient là toutes mes
relations avec le dehors.

Je ne regrettais rien, je n’éprouvais pas la moindre hésitation
devant cet engagement irrévocable ; j’étais plein de joie
et d’impatience.Jamais jeune fiancé n’a compté les heures avec une
ardeur plus fiévreuse ; je n’en dormais pas, je rêvais que je disais
la messe ; être prêtre, je ne voyais rien de plus beau au monde :
j’aurais refusé d’être roi ou poète. Mon ambition ne concevait pas
au delà.

Ce que je dis là est pour vous montrer combien ce qui m’est arrivé ne
devait pas m’arriver, et de quelle fascination inexplicable…