Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. c’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi

Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi
Picasso

Voici une citation dont la densité dépasse de beaucoup le pouvoir analytique de ces quelques pages. Picasso, par cette simple assertion, fait appel tout à la fois à la philosophie de l’esthétique, à l’histoire de l’art bien sûr, àl’Histoire avec un grand H mais aussi à la sociologie. Au cours de cette dissertation, nous tenterons de montrer si l’art se doit d’être beau, engagé et porteur de message.
Le peintre reste à première vue évasif sur le type d’art dont il est question, et si celui-ci n’est une arme que dans un contexte précis ou si toute forme d’art quel que soit sa technique ou son époque peut être une arme.
Le cinémade Stanley Kubrick peut-il être, lui aussi, considéré comme guerrier ?
Picasso ne nous révèle pas l’identité de l’ennemi à combattre.
Mais il affirme clairement que la peinture n’appartient pas au domaine de la décoration. Pourtant elle décore aujourd’hui les plus hauts salons de ce monde.

Picasso, dans sa citation, métaphorise l’art avec la guerre. Il s’agirait d’un instrument qui attaqueraitl’ennemi et permettrait de s’en défendre. Ceci est étonnant étant donné que l’artiste a toujours été un fervent défenseur de la paix. Sa peinture engagée témoigne de son dégoût pour la guerre. L’exemple le plus parlant est sans doute « Guernica » En effet, ce tableau fait référence à la ville espagnole de Guernica qui fut bombardée par les Allemands, alliés de Franco, le 26 avril 1937 au coursde la guerre d’Espagne. Profondément marqué par l’événement, Picasso peindra « Guernica », l’un de ses plus célèbres tableaux. Une anecdote raconte qu’il paraîtrait que l’ambassadeur du régime Nazi Otto Abetz visita l’atelier du peintre et s’arrêta sur l’imposante toile de Guernica, trois mètres et demi de hauteur et huit mètres de long, et demanda à l’artiste :
« C’est vous qui avez fait ça ? »Picasso répondit :
« Non, c’est vous. »
Cette histoire est à prendre avec des pincettes en raison du manque de fiabilité de ses sources, mais elle témoigne du caractère du peintre, résolument contre les conflits armés.

Il faut surtout préciser la pensée de Picasso. L’art, ce n’est pas seulement la beauté. Le public attend souvent de l’art qu’il soit beau, joli et donc décoratif. « Hmm, çaserait bien pour la cuisine, tu ne trouves pas ? » Suggère un visiteur anonyme dans un musé lausannois. Mais l’art n’est pas joli, il est grave. Picasso induit une dimension de gravité en amenant un contraste entre l’aspect superficiel de « décorer » et la violence de « instrument de guerre ». L’art n’est pas superficiel, ce n’est pas de jolies couleurs sur une toile, c’est tout autre chose. Onpense à ces calendriers Miro, à ces faux Rothko qui décorent les pizzerias et les émissions de télévision. L’art n’est pas la recherche du joli. Les artistes tentent parfois de se soustraire à la beauté en conceptualisant, minimalisant par l’abstraction. Charles Baudelaire dans « Les Fleurs du Mal » parvient à extraire la beauté de différentes notions, telles que le mal ou l’horreur, dans « unecharogne ».

L’art est aussi fonction de qui le voit. Chaque société, chaque époque a son art. Les armes de l’époque, cubisme, dadaïsme, fauvisme ne sont plus des armes. Ce sont de doux agneaux vendus à millions à de riches spéculateurs. Il décorent effectivement les musées et les appartements sécurisés. L’art se bat aujourd’hui avec les moyens de son temps contre les fléaux de son temps : laconsommation, la spéculation, la prolifération des images. On peut citer l’affaire Hirschhorn en parfait exemple. Qui voudrait d’un amas de cartons dans son salon ? Et pourtant cette œuvre a fait plus mal qu’une arme réelle, ébranlant toutes la scène politique suisse.
De même, qui aurait l’idée de suspendre la Parabole des Aveugles de Brueghel l’Ancien dan son salon ? Les personnages sont repoussants…