Nos désirs sont-ils les notres?

INTRODUCTION

Le désir est ce qu’il y a de plus intime, de plus intérieur et de plus personnel en moi. En ce sens je peux dire que le désir est mien :mien au sens où il prend son origine et son émanation en moi. Le désir présente sous la forme et les caractéristiques de mon intériorité. Or en quoi mon désir est-il mien ? Comment puis-je savoir si tel ou tel désir est mien ou pas ? Un désirpeut-il ne pas provenir de moi et en ce sens ne pas être mien ? Si un désir n’est pas mien, à qui peut-il bien être ? D’où viennent véritablement nos désirs ?

PROPOSITION DE PLAN

I De la nature du désir en nous.

1. Le désir est le souvenir d’une unité perdue.

TEXTE

« SOCRATE. – De quel père, demandai-je, est-il né [Eros], et de quelle mère ?
DIOTIME. – C’est bien long à raconter,répondit-elle ; je te le dirai pourtant. Sache donc que, le jour où naquit Aphrodite, les dieux banquetaient, et parmi eux était le fils de Sagesse, Expédient (Poros). Or, quand ils eurent fini de dîner, arriva Pauvreté (Pénia), dans l’intention de mendier, car on avait fait grande chère, et elle se tenait contre la porte. Sur ces entrefaites, Expédient, qui s’était enivré de nectar (car le vinn’existait pas encore), pénétra dans le jardin de Zeus, et, appesanti par l’ivresse, il s’y endormit. Et voilà que Pauvreté, songeant que rien jamais n’est expédient pour elle, médite de se faire faire un enfant par Expédient lui-même. Elle s’étend donc auprès de lui, et c’est ainsi qu’elle devint grosse d’Amour. Voilà aussi la raison pour laquelle Amour est le suivant d’Aphrodite et son servant : parcequ’il a été engendré pendant la fête de naissance de celle-ci, et qu’en même temps l’objet dont il est par nature épris, c’est la beauté, et qu’Aphrodite est belle.
Donc, en tant qu’il est fils d’Expédient et de Pauvreté, voici la condition où se trouve Amour. Premièrement, il est toujours pauvre ; et il s’en manque de beaucoup qu’il soit délicat aussi bien que beau, tel que se le figure levulgaire ; tout au contraire il est rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte, couchant toujours par terre et sur la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes ou dans les chemins : c’est qu’il a la nature de sa mère, et qu’il partage à jamais la vie de l’indigence. Mais, comme en revanche il tient de son père, il est à l’affût de tout ce qui est beau et bon : car il est viril, il va de l’avant,tendu de toutes ses forces, chasseur hors ligne, sans cesse en train de tramer quelque ruse, passionné d’inventions et fertile en expédients ; employant à philosopher toute sa vie ; incomparable sorcier, magicien, sophiste. J’ajoute que sa nature n’est ni d’un immortel, ni d’un mortel. Mais tantôt, dans la même journée, il est en pleine fleur et bien vivant, tantôt il se meurt : puis il revit denouveau, quand réussissent ses expédients grâce au naturel de son père. Sans cesse pourtant s’écoule entre ses doigts le profit de ces expédients ; si bien que jamais Amour n’est ni dans le dénuement, ni dans l’opulence.
D’un autre côté, il est à mi-chemin et du savoir et de l’ignorance. Voici en effet ce qui en est. Il n’y a pas de dieu qui s’occupe à philosopher, ni qui ait envie d’acquérir lesavoir (car il le possède), et pas davantage quiconque d’autre possédera le savoir ne s’occupera à philosopher. Mais, de leur côté, les ignorants ne s’occupent pas non plus à philosopher et ils n’ont pas envie d’acquérir le savoir ; car c’est essentiellement le malheur de l’ignorance, que tel qui n’est ni beau, ni bon, ni intelligent non plus, s’imagine l’être autant qu’il faut. Celui qui ne pensepas être dépourvu n’a donc pas le désir de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu.
SOCRATE. – Dans ces conditions, quels sont, Diotime, ceux qui s’occupent à philosopher, puisque ce ne sont ni les savants, ni les ignorants ?
DIOTIME. – Voilà qui est clair, répondit-elle, un enfant même à présent le verrait : ce sont les intermédiaires entre l’une et l’autre espèce, et l’Amour est…