Peau noire masques blancs
Extrait de « Les damnés de la terre », 1961 :
« Que le combat anticolonialiste ne s’inscrive pas d’emblée dans une perspective nationaliste, c’est bien ce que l’histoire nous apprend. Pendant longtemps le colonisé dirige ses efforts vers la suppression de certaines iniquités : travail forcé, sanctions corporelles, inégalité des salaires, limitations des droits politiques, etc. Ce combat pour ladémocratie contre l’oppression de l’homme va progressivement sortir de la confusion néo-libérale universaliste pour déboucher parfois laborieusement sur la revendication nationale. Or l’impréparation des élites, l’absence d’une liaison organique entre elles et les masses, leur paresse et, disons-le, la lâcheté aux moments décisifs de la lutte vont être à l’origine de mésaventures tragiques.
Laconscience nationale au lieu d’être la cristallisation coordonnée des aspirations les plus intimes de l’ensemble du peuple, au lieu d’être le produit immédiat le plus palpable de la mobilisation populaire, ne sera en tout état de cause qu’une forme sans contenu, fragile, grossière. Les failles qu’on y découvre expliquent amplement la facilité avec laquelle, dans les jeunes pays indépendants, onpasse de l’Etat à l’ethnie, d l’ethnie à la tribu. Ce sont ces lézardes qui rendent compte des retours en arrière, si pénibles et si préjudiciable à l’essor national, à l’unité nationale. Nous verrons que ces faiblesses et les dangers graves qu’elles renferment sont le résultat historique de l’incapacité de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés à rationaliser le praxis populaire,c’est-à-dire à en extraire la raison.
La faiblesse classique quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n’est pas seulement la conséquence de la mutilation de l’homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son indigence, de la formation profondément cosmopolite de son esprit.
La bourgeoisie nationale qui prend lepouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique presque nulle, et en tout cas, sans commune mesure avec la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. Dans son narcissisme volontariste, la bourgeoisie nationale c’est facilement convaincue qu’elle peut facilement remplacer la bourgeoisie métropolitaine. Mais l’indépendance qui lamet littéralement au pied du mur va déclencher chez elle des réactions catastrophiques et l’obliger a lancer des appels angoissés en direction de l’ancienne métropole. Les cadres universitaires et les commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée du nouvel État se caractérisent par leur petit nombre, leur concentration dans la capitale, le type de leurs activités : négoce exploitationsagricoles, professions libérales. Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels ni financiers. La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n’est pas orientée vers la production, l’invention, la construction, le travail. Elle est toute entière canalisée vers des activités intermédiaires. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde. Labourgeoisie nationale a la psychologie d’un homme d’affaire non de capitaines d’industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le système d’embargo installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé de choix.
Dans un système colonial une bourgeoisie qui accumule du capital est une impossibilité. Or précisément il semble que le rôle d’une bourgeoisie nationale authentique dans un payssous-développé est de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu’instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple.
Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l’école du peuple, c’est-à-dire de…