Philo
Le religieux face au politique
Le partage entre religion et politique, tel qu’il a été pensé depuis deux siècles, en France surtout, correspond à deux visions de base (certes en elles-mêmes très différenciées) du religieux et de ce qu’il représente pour la société politique. Cette dualité joue aussi quand nous évaluons les rapports entre lien social et religion – y compris dans l’Europepolitique en train de naître, qui hésite entre les deux conceptions. L’une de ces visions est davantage sociologique, et l’autre politique. Sans être totalement exclusives l’une de l’autre, elles impliquent des options différentes sur la place du religieux dans la société. Or l’une et l’autre sont remises en question par la situation nouvelle faite aux démocraties et aux religions dans les sociétésdites postmodernes.
Thèse sociologique : la religion a un contenu substantiel pour la société
Toute une tradition sociologique, bien qu’agnostique ou athée, a insisté sur le rôle des religions pour les sociétés. Elle s’est opposée ainsi à une tradition rationaliste qui culmine au XVIIIe siècle, selon laquelle “la religion, et en particulier le christianisme, est un fatras de superstitions dontseuls les êtres auxquels font défaut les Lumières et la raison ont besoin”. L’émancipation selon les philosophes impliquait que la religion disparaisse afin que les sociétés et les Etats soient enfin rendus à eux-mêmes, à la maîtrise de l’ici-bas [1].
Pour la plupart des sociologues du XIXe siècle, au contraire, l’Etat et la société sont sinon menacés dans leur existence, du moins affectés dans laqualité et la cohésion de cette existence, par le recul de la religion. A leurs yeux, celle-ci n’est pas d’abord constituée de connaissances et de convictions intellectuelles vraies ou fausses, ni d’institutions chargées de les produire, de les répandre et de les surveiller, mais de sentiments et d’aspirations, de valeurs et d’incitations morales, de rites et de cérémonies, de comportements et derègles de vie, de solidarités communautaires et extra-communautaires. Bref, la religion a un contenu substantiel. Tocqueville, pourtant sévère envers les instances catholiques, s’interroge sur l’utilité de la religion – catholicisme compris – pour vitaliser la démocratie [2]. Max Weber, pour qui la religion implique avant tout des “systèmes de règlement de la vie” [3] a tenté de montrer les liensentre éthique protestante et esprit du capitalisme. Pour Georg Simmel, les “théories sociales ne peuvent pas éviter de reconnaître le rôle effectif du sentiment religieux dans les mouvements des sociétés, même modernes” [4]. De même Durkheim : «Les religions doivent être l’expression de la conscience collective». Il est vrai qu’il s’agit pour lui avant tout de cette «religion» qui constitue lacommunauté morale de la République laïque [5].
Une autre perspective, plus conservatrice, ajoute qu’un fondement transcendant est nécessaire pour faire contrepoids à la caducité des choses humaines et leur donner un socle d’éternité. Elle réclame une restauration, fût-elle autoritaire, du rôle de la religion dans la cité politique. Mais plus largement, les sociologues s’interrogent avant tout surle sens et les conséquences socio-politiques de la faiblesse et du recul de la religion, sur ce qui peut tisser le lien social “après” la religion, ou sur les substituts de cette dernière qui apparaissent sur la scène sociale (le sport de masse, par exemple). Ce n’est sans doute pas un hasard si ces sociologues sont souvent issus de pays anglo-saxons, où la sécularisation s’est propagée sans avoirà mettre en œuvre la laïcisation volontariste dont la France notamment est le théâtre lors de la Révolution et à partir de la fin du XIXe siècle. Mais on peut comprendre que cette vision plus «interne» du religieux et de sa place sociale puisse séduire le catholicisme [6].
Elle peut même apporter de l’eau à son moulin. C’est l’une des raisons, à mon sens, qui fait que des religieux auraient…