Platon – phèdre
Platon
Phèdre
(Traduction de Mario Meunier, 1922)
Socrate
[227] Où vas-tu donc, mon cher Phèdre, et d’où viens-tu ?
Phèdre
De chez Lysias, fils de Céphale, Socrate, et je vais hors des murs faire une promenade. Assis depuis l’aurore, j’ai chez Lysias passé de longues heures ; et, pour obéir à Acouménos, ton ami et le mien, je me promène sur les routes : « On s’y délasse mieux, dit-il,que dans les dromes. »
Socrate
Il a raison, mon ami. Mais Lysias, à ce qu’il paraît, était donc en ville ?
Phèdre
Oui, chez Epicrate, dans cette maison appelée Morykienne, proche du temple de Zeus Olympien.
Socrate
Et quel y fut votre passe-temps ? Lysias évidemment vous aura régalés de discours ?
Phèdre
Tu le sauras, si tu as le loisir de m’accompagner et de m’écouter.
SocrateQuoi donc ? Ne penses-tu pas, pour parler comme Pindare, que je mette au-dessus de toute occupation l’occasion d’entendre ton entretien avec Lysias ?
Phèdre
Avance donc.
Socrate
Parle seulement.
Phèdre
En vérité, Socrate, il t’appartient d’écouter nos propos. La conversation, en effet, qui nous tint occupés, je ne sais trop comment, eut l’amour pour objet. Lysias avait traité d’unetentative faite sur un beau garçon qu’aurait sollicité un homme non amoureux. C’est donc là qu’il fait montre d’ingéniosité, car il soutient qu’on doit accorder ses faveurs à celui qui n’aime pas plutôt qu’à celui qui aime.
Socrate
Oh ! la noble âme ! Plût au ciel qu’il eût aussi écrit qu’il fallait accorder ses faveurs à la pauvreté plutôt qu’à l’opulence, à la vieillesse plutôt qu’à lajeunesse, et à toutes tes autres misères attachées à mon sort, comme à celui le la plupart d’entre nous ! Ce seraient là vraiment des discours agréables et utiles au peuple. Quant à moi, j’ai un tel désir de t’écouter que, même si tout en te promenant tu vas jusqu’à Mégare, et que, selon la méthode d’Hérodicos tu retournes de nouveau sur tes pas dès que tu es parvenu jusqu’au mur, je ne songerai pas à tequitter.
Phèdre
Que dis-tu, excellent Socrate ? [228] Penses-tu que moi, simple particulier, je puisse me souvenir d’une façon digne de son auteur de ce discours que Lysias, le plus habile des écrivains de nos jours, à loisir composa et travailla longtemps ? J’en suis bien éloigné. Et pourtant, plutôt que beaucoup d’or je voudrais ce talent.
Socrate
O Phèdre, si je ne connais point Phèdre,c’est que je n’ai plus souvenir de moi-même ! Mais connais l’un et l’autre, et je sais bien que Phèdre, en écoutant un discours de Lysias, non seulement l’a une fois écouté, mais qu’à plusieurs reprises il a prié Lysias de le lui répéter, et que complaisamment Lysias s’y est prêté. Et cela même ne lui a point suffi ; il a fini par s’emparer du manuscrit pour y examiner ce qu’il aimait le plus.Depuis le matin il est resté assis, attentif à ce soin, jusqu’à ce que, la fatigue venue, il soit sorti se promener. Mais, par le chien, comme je le présume, à moins qu’il ne fût d’une excessive longueur, il savait déjà par coeur tout ce discours. Il s’en allait hors des murs pour le déclamer. Mais, ayant rencontré un homme que tourmente la maladie d’entendre des discours, il s’est, en le voyant,réjoui d’avoir à qui faire partager son délire, et il l’a prié d’avancer avec lui. Puis, comme cet amant des discours lui demandait de discourir, il fit d’abord des façons, comme s’il n’avait nulle envie de parler. Finalement, il était sur le point, si l’on n’eût pas voulu l’écouter de bon gré, de se faire entendre par force. Toi donc, Phèdre, conjure-le de faire, dès à présent, ce qu’il feracertainement tout à l’heure.
Phèdre
En vérité, le parti pour moi de beaucoup le meilleur est de te redire le discours au mieux que je pourrai, car tu ne me parais pas homme à me laisser aller, avant que, d’une manière ou d’une autre, je n’aie pris la parole.
Socrate
Je te parais tout à fait ce que vraiment je suis.
Phèdre
Je ferai donc ainsi ; mais vraiment, Socrate, je n’ai pas absolument…