Roland barthes

Roland BARTHES, Critique et vérité, Seuil, 1966 (pp. 9-14, 27-33)

Ce qu’on appelle « nouvelle critique » ne date pas d’aujourd’hui. Dès la Libération (ce qui était normal), une certaine révision de notre littérature classique a été entreprise au contact de philosophies nouvelles, par des critiques fort différents et au gré de monographies diverses qui ont fini par couvrir l’ensemble de nosauteurs, de Montaigne à Proust. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un pays reprenne ainsi périodiquement les objets de son passé et les décrive de nouveau pour savoir ce qu’il peut en faire : ce sont là, ce devraient être des procédures régulières d’évaluation.
Or voici que l’on vient brusquement d’accuser ce mouvement d’imposture, lançant contre ses œuvres (ou du moins certaines d’entre elles) lesinterdits qui définissent d’ordinaire, par répulsion, toute avant-garde : on découvre qu’elles sont vides intellectuellement, sophistiquées verbalement, dangereuses moralement et qu’elles ne doivent leur succès qu’au snobisme. L’étonnant est que ce procès vienne si tard. Pourquoi aujourd’hui ? S’agit-il d’une réaction insignifiante ? du retour offensif d’un certain obscurantisme ? ou, aucontraire, de la première résistance à des formes neuves de discours, qui se préparent et ont été pressenties ?
Ce qui frappe, dans les attaques lancées récemment contre la nouvelle critique, c’est leur caractère immédiatement et comme naturellement collectif. Quelque chose de primitif et de nu s’est mis à bouger là-dedans. On aurait cru assister à quelque rite d’exclusion mené dans une communautéarchaïque contre un sujet dangereux. D’où un étrange lexique de l’exécution. On a rêvé de blesser, de crever, de battre, d’assassiner le nouveau critique, de le traîner en correctionnelle, au pilori, sur l’échafaud. Quelque chose de vital avait sans doute été touché, puisque l’exécuteur n’a pas été seulement loué pour son talent, mais remercié, félicité comme un justicier à la suite d’un nettoyage : onlui avait déjà promis l’immortalité, aujourd’hui on l’embrasse. Bref, l’« exécution » de la nouvelle critique apparaît comme une tâche d’hygiène publique, qu’il fallait oser et dont la réussite soulage.
Provenant d’un groupe limité, ces attaques ont une sorte de marque idéologique, elles plongent dans cette région ambiguë de la culture où quelque chose d’indéfectiblement politique, indépendantdes options du moment, pénètre le jugement et le langage. Sous le Second Empire, la nouvelle critique aurait eu son procès : ne blesse-t-elle pas la raison, en contrevenant aux « règles élémentaires de la pensée scientifique ou même simplement articulée » ? Ne choque-t-elle pas la morale, faisant intervenir partout « une sexualité obsédante, débridée, cynique » ? Ne discrédite-t-elle pas nosinstitutions nationales aux yeux de l’étranger ? En un mot, n’est-elle pas « dangereuse » ? Appliqué à l’esprit, au langage, à l’art, ce mot affiche immédiatement toute pensée régressive. Celle-ci vit en effet dans la peur (d’où l’unité des images de destruction) ; elle craint toute novation, dénoncée chaque fois comme « vide » (c’est en général tout ce qu’on trouve à dire du nouveau). Cependant cettepeur traditionnelle est compliquée aujourd’hui d’une peur contraire, celle de paraître anachronique ; on assortit donc la suspicion du nouveau de quelques révérences envers « les sollicitations du présent » ou la nécessité de « repenser les problèmes de la critique », on éloigne d’un beau mouvement oratoire « le vain retour au passé ». La régression se fait aujourd’hui honteuse, tout comme lecapitalisme. D’où de singuliers à-coups : on feint un certain temps d’encaisser les œuvres modernes, dont il faut parler, puisqu’on en parle ; puis, brusquement, une sorte de mesure étant atteinte, on passe à l’exécution collective. Ces procès, montés périodiquement par des groupes fermés, n’ont donc rien d’extraordinaire ; ils viennent au terme de certaines ruptures d’équilibre. Mais pourquoi,…