Sophocle

Qu’est-ce que Le Dossier la tragédie ?
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Gaelle Glin Historique
Gaëlle Glin
Doctorante à Paris IV, critique dramatique pour Transfuge, revue spécialisée sur la littérature étrangère

Il est surprenant de voir qu’il existe davantage de différences entre une tragédie du XVIIe siècle et une tragédie de la Renaissance, qu’entre une tragédie de la Renaissance et une tragédie grecque.La tragédie, genre théâtral le plus noble selon Aristote, est apparue sous sa forme achevée dès sa naissance, sous l’Antiquité. Elle a depuis connu de longues éclipses. Mais 2500 ans plus tard, elle fascine plus que jamais.
Certes, après les tentatives infructueuses de la seconde moitié du XXe siècle, les auteurs semblent avoir renoncé à inventer une tragédie moderne. En revanche, l’engouementpour la mise en scène et l’adaptation d’auteurs tragiques, notamment grecs, que Georges Banu interrogeait dans « Tragédie grecque, défi de la scène contemporaine1 », ne faiblit pas. En ce seul printemps, on peut voir dans l’hexagone Les Bacchantes d’Euripide à la Comédie française, Le Sang des Atrides, d’après L’Orestie d’Eschyle, au Théâtre de la Bastille, Ajax de Sophocle au Théâtre du Granit deBelfort, Electre de Sophocle au Théâtre Sorano de Toulouse, Hécube, d’après Euripide, au Théâtre Gyptis de Marseille, Médée de Sénèque au Théâtre Rutebeuf de Clichy, et une variation contemporaine, Médée-Matériau d’Heiner Müller, au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Qu’est-ce qui fonde une tragédie et la rend intemporelle ? Qu’est-ce qui fait qu’on reconnaît une tragédie en tant que telle, alorsque le genre a tant évolué au cours des siècles ? La question de la caractérisation de la tragédie prend tout son sens à une époque où, passé dans le langage courant, le terme ne renvoie plus qu’à un événement terrible ayant entraîné une ou plusieurs morts violentes. Or il ne faut pas oublier qu’il désigne avant tout un genre littéraire précis, dont la définition se situe à la croiséed’interprétations anthropologiques (liées à ses origines), esthétiques (développées au XVIIe siècle) et philosophiques (énoncées au XXe siècle).

1 – Antiquité : la naissance et l’épanouissement de la tragédie
Née en Grèce en 536-535 av. J.-C., la tragédie (tragoedia, chanson du bouc), dont les origines sont discutées, trouve sa forme littéraire achevée au Ve siècle à Athènes. Dans le cadre de festivitésreligieuses organisées par l’État une fois par an en l’honneur de Dionysos, le dieu qui masque les frontières entre réel et imaginaire, trois poètes tragiques s’affrontent lors d’un concours ouvert à tous, même aux plus démunis. Les principaux représentants de la Cité départagent les poètes. Pour Jean-Pierre Vernant, spécialiste du monde grec, « la naissance de la tragédie est inséparable del’organisation civique, de l’élaboration de la démocratie athénienne. C’est la période où, dans les cités grecques, s’institue le droit. Où sont fondés les tribunaux, composés de citoyens, chargés de porter des jugements. (…) Les héros mythologiques, célébrés comme des valeurs, sont désormais mis en question.3» Le moment tragique est celui où « une distance s’est creusée au cœur de l’expérience sociale, assezgrande pour qu’entre la pensée juridique et politique, d’une part, les traditions mythiques et héroïques, de l’autre, les oppositions se dessinent clairement, assez courte cependant pour que les conflits de valeur soient encore douloureusement ressentis et que la confrontation ne cesse de s’exercer »4. Le spectacle interroge le rapport de l’homme à la vie de la Cité, il représente la tension entrele privé et le public, qu’incarne le chœur. Illustrant l’évolution de la tragédie grecque au Ve siècle, quelques-unes des œuvres – souvent incomplètes – de trois auteurs prestigieux sont parvenues jusqu’à nous : Eschyle, Sophocle et Euripide. On doit notamment à Eschyle (525-456 av. J.-C.), considéré comme le fondateur de la tragédie, Les Perses, inspirée de l’histoire proche et L’Orestie,…