Extrait du discours sur le colonialisme, aimé césaire
Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire
Mais parlons des colonisés.
Je vois bien ce que la colonisation a détruit : les admirables civilisations indiennes et que ni Deterding [Henri Deteringcontribua à mettre en place le cartel du pétrole dans les années 1920 : les Seven Sisters], ni Royal Dutch, ni Standard Oil ne me consoleront jamais des Aztèques et des Incas.
Je vois bien celles –condamnées à terme – dans lesquelles elle a introduit un principe de ruine : Océanie, Nigéria, Nyassaland [nom colonial du Malawi, en référence au lac Nyassa]. Je vois moins bien ce qu’elle a apporté.Sécurité ? Culture ? Juridisme ? En attendant, je regarde et je vois, partout où il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le sadisme, le heurt et, enparodie de la formation culturelle, la fabrication hâtive de quelques milliers de fonctionnaires subalternes, de boys, d’artisans, d’employés de commerce et d’interprètes nécessaires à la bonne marche desaffaires.
J’ai parlé de contact.
Entre colonisateur et colonisé, il n’y a de place que pour la corvée, l’intimidation, la pression, la police, l’impôt, le vol, le viol, les cultures obligatoires, lemépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.
Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l’hommecolonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourme, en chicote et l’homme indigène en instrument de production.
À mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.
J’entends latempête. On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.
Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées,d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées.
On me lance à la tête des faits, des statistiques,…