Henry mendras

Le cas des agriculteurs est exemplaire. Autrefois isolés du reste de la société et repliés sur leurs traditions, les paysans sont devenus de véritables entrepreneurs, intégrés à l’économie de marché et à la société de consommation de masse comme la majorité de la population française.

Un ouvrage du sociologue Henri MENDRAS intitulé « La fin des paysans » (1970) soulignait ladisparition, non pas du métier d’agriculteur mais d’un style de vie à part, fait d’autarcie économique relative, de rythmes de vie réglés par le temps et les saisons, d’un langage, de fêtes et de rites spécifiques, d’une forte tradition orale. Mode de vie caractérisé par un triple isolement : isolement familial, isolement économique (on produit soi-même de quoi satisfaire des besoins limités, on estpeu dépendant des marchés), isolement social (il y a peu d’échanges avec le reste de la société). Ce mode de vie a été préservé plus longtemps en France, du fait de la résistance des ruraux au déracinement et au travail en usine tout au long du 19e siècle.

La modernisation de l’activité agricole s’est effectuée à marches forcées après la Seconde Guerre mondiale avec la complicité desdirigeants syndicaux. Tracteurs et autres machines, engrais, sélection des semences, alimentation industrielle du bétail se sont rapidement imposés dans les campagnes françaises, entraînant un considérable bond en avant de la productivité et un exode rural massif. Pour survivre de sa seule activité agricole, il est aujourd’hui nécessaire de se spécialiser dans des productions rentables, de setenir informé des évolutions des marchés, de lire la presse professionnelle, de rencontrer des techniciens, de savoir négocier avec son banquier, etc. Le paysan n’existe plus, il a été remplacé par l’agriculteur, un métier de chef d’entreprise comme un autre, avec ses avantages et ses risques.

Du coup, cette catégorie de la population s’est progressivement fondue dans le reste de lapopulation. Les agriculteurs habitent des maisons qui ressemblent à des pavillons de banlieue, les enfants adultes ne vivent plus chez leurs parents, ils regardent les mêmes programmes de télévision que les autres, font leurs courses dans les mêmes grandes surfaces, envoient leurs enfants dans les mêmes établissements scolaires et portent le jean le dimanche. Nombre de femmes d’agriculteurs, voireles maris eux-mêmes, sont amenés à exercer des métiers non agricoles pour compléter les revenus familiaux. Certaines familles choisissent même de résider en ville et non sur l’exploitation. Ce décloisonnement du monde paysan est une transformation majeure des dernières décennies. Elle a grandement participé au mouvement d’homogénéisation des manières de vivre dans les sociétés occidentales.D’une manière générale, la période de prospérité exceptionnelle d’après-guerre a profité à toutes les couches de la société. Mais en permettant à la grande masse de la population d’accéder aux biens de la société de consommation, cette période a aussi fortement contribué à rapprocher les modes de vie des différentes catégories sociales.

On commence vers la fin des années 60 à parlerd’embourgeoisement de la classe ouvrière, car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des équipements de base du foyer (à l’époque, la norme de consommation comprend le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr, l’automobile) et consommer les mêmes biens et services que les couches sociales plus aisées.

A la même époque, les tenuesvestimentaires s’uniformisent (à l’exemple du jean (« bleu de travail » américain à l’origine) qui a conquis toutes les catégories sociales) et il devient plus difficile de distinguer le milieu social d’appartenance. On voit des familles ouvrières rouler en Mercedes et des bourgeois en 2 CV. Les supermarchés qui fleurissent dans tout l’hexagone n’ont pas prévu de file spéciale pour leurs…