Les fleurs du mal

baudelaireI L’HOMME ET L’ŒUVRE
La vie de Baudelaire méritait d’être écrite, parce qu’elle est le commentaire & le complément de son oeuvre.
Il n’était pas de ces écrivains assidus & réguliers dont toute la vie se passe devant leur pupitre, & desquels, le livre fermé, il n’y a plus rien à dire.
Son œuvre, on l’a dit souvent, est bien lui-même; mais il n’y est pas tout entier.Derrière l’œuvre écrite & publiée il y a toute une oeuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre & en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse.
Au rebours du commun des hommes qui travaillent avant de vivre & pour qui l’action est la récréation après le travail, Baudelaire vivait d’abord. Curieux, contemplateur, analyseur, il promenait sa pensée despectacle en spectacle & de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction; & 1’oeuvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur.
Son procédé était la concentration; ce qui explique l’intensité d’effet qu’il obtenait dans des proportions restreintes, dans une demi-page de prose, ou dans un sonnet. Ainsi s’explique encore songoût passionné des méthodes de composition, son amour du plan & de la construction dans les ouvrages de l’esprit, son. étude constante des combinaisons & des procédés. Il y avait en lui quelque chose de la curiosité naïve de l’enfant qui casse ses joujoux pour voir comment ils sont faits. Il se délectait à la lecture de (article où Edgar Poë, son héros, son maître envié & chéri, expose impudemment,avec le sang-froid du prestidigitateur démontrant ses tours, comment, par quels moyens précis, positifs, mathématiques, il est parvenu à produire un effet d’épouvante & de délire dans son poëme du Corbeau Baudelaire n’était certainement pas dupe du charlatanisme de cette genèse à posteriori Il l’approuvait même & l’admirait comme un bon piège tendu à la badauderie bourgeoise. Mais en pareil cas,lui, j’en fuis sûr, il eût été de bonne foi. C’est très-sérieusement qu’il croyait aux miracles préparés, à la possibilité d’éveiller chez le lecteur, de propos délibéré & avec certitude, telle ou telle sensation. Cette conviction chez lui n’était qu’un corollaire de l’axiome célèbre de Théophile Gautier : « Un écrivain qu’une idée quelconque, tombant du ciel comme un aérolithe, trouve à court determes pour l’exprimer, n’est pas un écrivain véritable. » Baudelaire eût dit volontiers : « Tout poëte qui ne sait pas être à volonté brillant, sublime, ou terrible, ou grotesque, ne mérite pas le nom de poëte. » Il s’est vanté plus d’une fois de tenir école de poésie & de rendre en vingt leçons le premier venu capable de faire convenablement des vers épiques ou lyriques. Il prétendait d’ailleursqu’il existe des méthodes pour devenir original, & que le génie est affaire d’apprentissage. Erreurs d’un esprit supérieur qui juge tout le monde à la mesure de sa propre force, & qui imagine que ce qui lui réussit réussirait à tout autre. Il en est de ces croyances au génie volontaire & à l’originalité apprise, comme de cette réponse de M. Corot le paysagiste à quelqu’un qui lui demandait le moyend’égaler son talent: – « Regardez, & faites ce que vous aurez vu. » Le peintre, de très-bonne foi dans ce conseil, oubliait d’ajouter : Ayez mes yeux & mes doigts,& aussi mon intelligence. De même, Théophile Gautier, lorsqu’il formulait son désolant arrêt, méconnaissait le privilège du génie en imposant à tous comme un devoir ce qui n’est en lui qu’un don rare & magnifique; & Baudelaire, enaffirmant la didactique de l’originalité & du talent poétique, faisait d’abord abstraction de sa valeur personnelle. Et c’est toujours le fait des grammaires & des méthodes qui ne servent qu’à ceux qui les font, c’est-à-dire à ceux qui sont capables de les faire.

Ainsi qu’il l’a écrit lui-même de Théodore de Banville, Baudelaire « fut célèbre, tout jeune. » Il n’avait guère plus de vingt…