L’utopie; livre i

L’Utopie, Livre I « Je me trouvais un jour… », Thomas More, 1516

Je me trouvais un jour dans l’église Notre-Dame1, monument admirable et toujours pleins de fidèles; j’avais assisté à la messe, et, l’office terminé, je m‘apprêtais à rentrer à mon logis, quand je vis Pierre Gilles en conversation avec un étranger, un homme sur le retour de l‘âge, au visage hâlé, à la barbe longue, un cabannégligemment jeté sur l’épaule; sa figure et sa tenue me parurent celles d’un navigateur2. Dès que Pierre m’aperçut, il vint à moi, me salua et, prévenant ma réponse, m’entraîna un peu à l’écart en désignant celui avec lequel je l‘avais vu s‘entretenir.
– Vous voyez, dit-il, cet homme? Je me préparais à l’emmener tout droit chez vous.
– Il y eût été très bien venu, dis-je, recommandé par vous.
-Recommandé bien plutôt par lui même, dit-il , dès que vous le connaîtrez. Il n’est personne sur la terre qui en ait aussi long à raconter concernant les hommes et les terres inconnus; et c‘est là, je le sais, un sujet dont vous êtes des plus curieux.
– Eh bien, dis-je, je n’avais donc pas si mal deviné, car au premier regard, j’avais tenu cet homme pour un capitaine de vaisseau.
– En quoi vousétiez bien loin de la réalité, dit-il. Car s’il a navigué ce ne fut pas comme Palinure3, mais comme Ulysse4, ou plutôt encore comme Platon5.
Ce Raphaël en effet, car il s’appelle ainsi, et Hythlodée est son nom de famille, connaît assez bien le latin et très bien le grec, qu‘il a étudié avec un soin plus particulier. Car il s’était voué à l’étude de la philosophie et il estimait que riend‘important n‘existe en latin dans ce domaine, si ce n’est quelques morceaux de Sénèque et de Cicéron. Il a laissé à ses frères le patrimoine qui lui revenait dans son pays, le Portugal, et, désireux de voir le monde, s’est joint à Améric Vespuce6 pour les trois derniers de ses quatre voyages, dont on lit aujourd’hui la relation un peu partout. Il l’accompagna continuellement, si ce n’est qu’à la fin il nerevint pas avec lui. Améric l’autorisa sur ses instances, à faire partie de ces Vingt-Quatre qui, au terme de la dernière expédition, furent laissés dans un château fort. Il y resta par vocation personnelle, en homme qui se soucie plutôt de courir le monde que de savoir où il sera enterré. Il répète volontiers: « A défaut d‘urne funéraire, toute cendre a le ciel pour linceul7 » et « Pour allervers les dieux, d’où que l’on parte, le chemin est le même ». Opinion qui lui aurait coûté cher si Dieu ne l’avait protégé.
Après le départ de Vespuce, il parcourut quantité de pays avec cinq de ses compagnons de la garnison. Une chance extraordinaire l’amena à Ceylan puis à Calcutta8, où il n’eut pas de peine à trouver des vaisseaux portugais qui le ramenèrent, contre toute espérance, dans sonpays.

1. La collégiale d’Anvers, commencée au XVème siècle, était incomplètement achevée lorsque More la vit et l’admira.
2. Ce navigateur est le marin-philosophe qui, tel un pilote, va conduire la discussion qui suit.
3. Dans l’Énéide, 5833-61, Virgile fait de Palinure un marin peu attentif qui, s’étant endormi au gouvernail , tomba à la mer.
4. Dans l’Odyssée, Ulysse a été aussi jeté surune île dont on ne sait pas le lieu. Il faut noter que, chez les humanistes de la Renaissance, la référence à Ulysse est fréquente (exemple Du Bellay).
5. Raphaël n’est pas, comme Palinure le pilote d’Énée, un simple artisan de la mer, ni même, comme Ulysse, un homme qui poursuit courageusement un voyage imposé par le sort. Comme Platon se rendant en Sicile à l’invitation de Denys, il est unphilosophe capable de donner des conseils à des souverains.
6. Ses voyages s’échelonnent entre 1499 et 1504. More les connaît par la relation, plus ou moins fantaisiste, des quatre expéditions imprimées en 1507 à Saint-Dié, à la suite de la Cosmographiae introductio. L’école de Saint-Dié, fondée par les ducs de Lorraine, s’intéressait particulièrement à la géographie. C’est la Cosmographiae…