Puis me connaitre moi même ?
PUIS-JE ME CONNAITRE MOI-MÊME ?
Immédiatement, une telle connaissance ne semble pas problématique : s’il est une chose, en effet, qui peut m’apparaître comme des plus familières, c’est bien moi-même. Dans la mesure où j’ai conscience de moi-même et où cette conscience accompagne les moindres faits de mon existence, il n’y a rien de plus évident que cette claire présence desoi à soi. En ce sens, l’objet d’une telle connaissance est sans mystère car sans distance. Ainsi, ce qui nous apparaît d’emblée difficile à connaître, ce n’est pas le Moi mais le non-Moi : ce qui est autre se dérobe à la connaissance tandis que le moindre de mes actes me rappelle sans cesse à moi-même. Pourquoi, dans sa sagesse proverbiale, l’oracle de Delphes énonça-t-il sous une formeimpérative une connaissance dont l’acquisition semble si aisée ? » Connais-toi toi-même » est une exhortation peu farouche et une règle à laquelle nul ne dérogera, si l’être conscient est bien l’être qui, étant, se sait être.
Toutefois, peut-on ainsi confondre la conscience que nous avons de nous-mêmes avec une connaissance de soi ? La première n’enveloppe pas nécessairement la seconde : savoir que jesuis ne me dit pas encore qui je suis ou ce que je suis. S’il suffisait pour connaître un objet d’en avoir conscience et si la connaissance que j’en ai était d’autant plus grande que cette conscience est vive, connaître serait un jeu d’enfant et tout objet serait connu à mesure qu’il est perçu. Or, si la conscience de soi n’apparaît pas ainsi comme une condition suffisante de la connaissance de soi,on peut alors se demander en quelle mesure une telle connaissance est possible. Si la conscience de soi peut apparaître comme la condition de possibilité de toute connaissance, n’est-elle pas en même temps ce qui rend impossible toute connaissance de soi ? Le sujet qui cherche à se connaître peut-il, en effet, s’atteindre autrement que comme objet d’une telle connaissance ? Mais, devenant pourmoi-même objet de connaissance, ne suis-je pas condamné à ne jamais pouvoir me ressaisir en tant que sujet ? Je serais ainsi pour moi-même le plus proche et le plus lointain. L’oracle de Delphes apparaît alors comme un ironique oxymore : comme le notait Nietzsche, ce » Connais-toi toi-même » a l’accent d’une » plaisanterie féroce « .
Cependant, peut-on ainsi faire l’économie d’une telleconnaissance de soi ? Si elle est logiquement impossible, n’est-elle pas éthiquement nécessaire ? N’est-elle pas le présupposé de toute conscience de soi ? Comment pourrions-nous en effet nous reconnaître dans le moindre de nos actes si nous n’estimions pas que la conscience que nous avons de nous-mêmes est l’expression de notre identité, et cela même si une telle expression demeure encore confuse ? Quandbien même cette connaissance serait impossible en fait, nous ne cessons de la poser en droit comme étant possible. Il semble que nous soyons en présence d’une aporie : si la connaissance de soi semble impossible, elle n’en demeure pas moins comme l’horizon de toute conscience de soi et le fondement de toute identité.
S’efforçant de dépasser une telle aporie, nous examinerons dans un premiertemps le hiatus qui sépare conscience et connaissance de soi, puis nous verrons en quelle mesure toute conscience de soi, loin de rendre possible cette connaissance, est au contraire ce qui nous en détourne ; enfin, nous nous demanderons si cette identité que nous posons en-deçà de toute objectivation n’est pas une simple abstraction.
I. La conscience de soi n’est pas encore uneconnaissance de soi ; elle peut même apparaître comme ce qui, paradoxalement, nous détourne d’une telle connaissance.
A. La spécificité de l’être conscient : il dévoile toutes choses et se sait être.
1. L’être conscient est l’être pour qui » il y a » de l’être, qui rend manifeste le monde, en le tirant hors de sa » permanence obscure « , hors de sa » léthargie » : l’unité du monde ne se…