Voltaire, dialogue du chapon et de la poularde

L’âne – Eh là ! ami chameau, te voilà bien triste, qu’as-tu ?
Le chameau. – Hélas ! depuis une semaine, j’erre en vain, à la recherche de mon maître chamelier… Il m’avait laissé à un
poteau, en bordure de la banlieue de notre ville et n’est pas revenu. Je l’ai attendu aussi longtemps que j’ai pu, puis n’y tenant plus, j’ai grignoté la corde qui me maintenait à peine attaché et j’ai tournéautour de cette cité. Mais une épaisse fumée noire
s’élève jusqu’au ciel depuis des jours et le tonnerre et la foudre ne cessent pas, m’en défendant l’entrée. Me voilà livré à moimême…
Comment retourner seul au désert ? Je n’ai plus l’habitude. Mon chamelier était mon repère, ma vie. En le perdant, il
me semble avoir tout perdu.
L’âne. – Dis-toi bien, mon ami, que j’ai perdu autant que toi ! Celafait deux mois que moi-même j’erre autour de cette ville
maudite. Mais à ta différence, je sais que mon maître ne reviendra jamais. Je l’ai vu mourir à côté de moi, pulvérisé tout à coup
par une sorte de foudre venue d’on ne sait où : ses membres étaient séparés de son corps et gisaient tout autour. J’ai cru
devenir fou devant cette vision d’horreur et me suis enfui en brayant vers le désert.Le chameau. – Mais, cher âne, d’où viennent ce feu, ce tonnerre, et ces projectiles destructeurs ? Quel Dieu nous envoie ce
fléau ?
L’âne. – Je ne crois pas qu’il faille mêler un Dieu quel qu’il soit à tout cela. Quelques jours avant son horrible mort, j’ai entendu
mon maître s’entretenir avec l’un de ses amis. Il disait craindre avant tout les hommes, ses semblables, ceux d’un autre monde
queje l’ai entendu nommer, mais dont je ne saurais te redire le nom, et ceux de son pays même. Il n’avait pas tort : je ne sais
quelle patte humaine a guidé le projectile qui l’a tué, mais il en a bien été victime, comme il craignait, et moi aussi, par voie de
conséquence. Et le pire, c’est qu’en parlant avec son ami, sa voix était toute tranquille, davantage encore que lorsqu’il me
parlait àmoi-même, et il répétait souvent avec un ton fataliste à son ami qui lui exposait ses propres craintes, identiques aux
siennes : « Eh, oui ! c’est la guerre… »
Le chameau. – Qu’est-ce que la guerre ? Ce terrible tonnerre qui éclate en pluie de feu ? Est-ce un nouveau phénomène
climatique ?
L’âne. – Non, pas du tout ! c’est une institution des hommes !… Tu sais que mon maître était un lettré etqu’il aimait vivre d’une
manière simple – il me préférait à une rapide automobile. Je le vois encore méditer, le regard levé vers le ciel. Je l’observais de
mon carré d’herbe sèche. L’ami de mon maître, lui, s’indignait, agitant les bras en l’air : « Nous sommes occupés, Amir, nous
sommes occupés ! Il faut résister ! ». Et mon bon maître lui a répondu d’un ton tranquille : « Sinah, tu le sais bien,périodiquement, les hommes ont besoin de faire la guerre. La guerre a toujours existé. Les hommes se sont toujours entretués
pour des passions obscures ou des intérêts bien déterminés, ou tout simplement parce qu’ils s’ennuient. Souviens-toi de ce
philosophe des Lumières français… ». Ah ! j’ai oublié le nom de celui dont il parlait, et qui déjà, il y a presque trois cents ans, se
servait de saplume pour mettre en garde ses semblables contre la guerre, un certain Voltaire, ou Vlotaire… Ma mémoire d’âne
est trop étroite pour retenir tout ce que contenait seulement une petite parcelle de l’esprit de mon maître ! Et il a continué ainsi,
de sa voix tranquille, à exposer à son ami l’histoire de terribles massacres. Sais-tu bien, mon ami chameau, que les hommes
s’entre-déchirentrégulièrement, d’un continent à l’autre, ou même parfois d’une région à l’autre ? Ces bipèdes se transforment
en véritables bêtes sanguinaires, sans foi ni loi, et…
Le chameau. – Et que deviennent les animaux qui les ont servis et qu’ils avaient domestiqués pour cela ?
L’âne. – Ah ! je ne sais… mon maître n’en a pas parlé… Par contre, il a conté d’affreuses choses. Ainsi, à une certaine époque,…